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Point de vue

Italie : le fascisme en trompe-l’œil


paru dans CQFD n°213 (octobre 2022), par Laurent Perez
mis en ligne le 14/10/2022 - commentaires

L’extrême droite postfasciste a gagné les élections parlementaires italiennes, mais cette victoire est plus difficile à interpréter qu’elle n’en a l’air. Grands perdants à coup sûr, les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, les exilés et les classes populaires dépendantes de l’aide sociale.

Difficile, quand l’extrême droite gagne les élections comme c’est le cas aujourd’hui en Italie, de ne pas se laisser obnubiler par la force symbolique de l’événement. Pourtant, malgré le choc de voir en tête les postfascistes de Fratelli d’Italia (FdI), présidés par Giorgia Meloni, le fait est que l’extrême droite n’a pas de quoi pavoiser. Avec 12 millions de voix, soit autant qu’aux élections précédentes (en 2018), le bloc de droite ne remporte la majorité des sièges qu’en raison de la forte augmentation de l’abstention et de la division de ses adversaires, le système électoral favorisant les coalitions.

À l’intérieur de ce camp, on est évidemment impressionné par les 26 % de FdI, loin devant Forza Italia (le parti libéral pro-européen de Silvio Berlusconi) et la Lega (la formation d’extrême droite xénophobe de Matteo Salvini). La rhétorique réactionnaire de Meloni inquiète, en particulier quant aux droits des femmes et des personnes LGBTQI+, et son alliance avec Salvini annonce de très mauvais jours pour les exilés en Méditerranée. Pourtant, ce basculement reste difficile à interpréter politiquement : FdI est d’abord le seul parti représenté au Parlement qui n’ait pas participé au gouvernement d’union nationale de Mario Draghi, dont la chute vient de précipiter l’organisation des élections. Une chose est certaine, Meloni ne fera rien qui puisse menacer la place de l’Italie dans le jeu international  [1]. « Le parti se présente comme parfaitement compatible tant avec l’atlantisme, dont il s’est montré un des plus fermes soutiens pendant toute la campagne, qu’avec les “élites” économiques et financières », observe le chercheur Giso Amendola (université de Salerne).

Plus qu’une introuvable « gauche », le principal vaincu est le Mouvement 5 Étoiles (M5S), « antisystème », grand vainqueur des élections précédentes. Or le Sud, qui avait plébiscité le M5S en 2018, lui reste dans l’ensemble fidèle. Dans cette vaste poche de pauvreté, une de ses réalisations fait l’unanimité chez les classes populaires : le revenu de citoyenneté (RdC), équivalent local du RSA. Instauré en 2019 par le gouvernement M5S-Lega de Giuseppe Conte, il bénéficie actuellement à plus de 10 % de la population de Campanie, de Sicile et de Calabre. On comprend donc que, comme l’explique Amendola, le RdC soit devenu « la question clé de la campagne électorale dans le Sud » – n’en déplaise aux élites médiatiques et aux autres partis, qui arguent du retour de l’austérité pour exiger sa suppression.

[|Au piège de la « gouvernance »|]

Vu de France, le grand mystère, c’est aussi la faiblesse de la gauche dans le pays qui fut celui du plus important parti communiste d’Europe (le PCI). Mais là encore, le tableau est en trompe-l’œil : le PCI d’après-guerre n’a rien de révolutionnaire. Le sociologue génois Salvatore Palidda le rappelle : l’histoire récente de l’Italie est celle d’un État à « souveraineté limitée », hôte d’importantes bases de l’Otan au cœur de la Méditerranée et élément clé de la stratégie anti-subversive américaine. Derrière le teatrino des bagarres entre cléricaux et communistes, le PCI et le «  parti-État » Démocratie chrétienne (DC) ont surtout œuvré de concert à l’ancrage occidental du pays et à sa stabilité  [2]. Jusqu’à ce que l’opération anticorruption « Mains propres » (1992-1994) ne décapite la classe politique, ne fasse exploser les deux partis, et que tout change – pour que rien ne change.

Étranglée par sa dette extérieure, l’Italie vit désormais au rythme de l’alternance entre gouvernements « politiques » (prétendant appliquer un programme) et « techniques », chargés de la « gouvernance » du pays afin de rassurer les marchés et l’Union européenne. À ce petit jeu, le Parti démocrate (PD), censément de « centre-gauche », a plus qu’à son tour prêté la main, s’imposant comme une incontournable force d’appoint au service des puissants. Durant la dernière campagne, son programme consistait principalement à soutenir les réformes libérales de Draghi… Même sur les thèmes « sociétaux », difficile pour lui de faire la leçon à l’extrême droite : comme l’observent les membres du collectif féministe Non una di meno (« Pas une de moins »), le bilan du PD en la matière n’a rien de glorieux  [3]. En Italie comme ailleurs, les démissions de la gauche pavent la voie à la droite dure, et indiquent une seule issue : les luttes.

[[Laurent Perez/]


Notes


[1À supposer que Meloni conserve les rênes. Dans le système politique italien, les alliances se renversent de façon souvent imprévisible et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Forza Italia et la Lega trahissent rapidement FdI en faveur d’un nouveau gouvernement « technique ». Le sociologue Salvatore Palidda suggérait avant les élections que celui-ci pourrait être dirigé par… Mario Draghi (« Italie : un retour à la case départ n’est pas à exclure », Le Club de Mediapart, 29/08/2022).

[2« Un peu d’histoire de la gauche en Italie et la dérive à droite du pays », Le Club de Mediapart (28/09/2022).

[3« Après la victoire de Giorgia Meloni, les féministes veulent réveiller l’Italie », Mediapart (02/10/2022).



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