La combine avait pourtant tout pour marcher. Le roman à l’ancienne, ma femme est partie, mon chien est malade, c’est tout le temps la même chose, c’est fini. Quand Bessette entre en scène, peu après la fin de la guerre, le roman a cinquante ans de retard sur la poésie qui, depuis le début du XXe siècle, avec le vers libre, a largué les amarres. Il faut donc faire pareil dans le roman, remplacer les violons par des mitraillettes, dire les choses comme elles sont : « Laids sont les travailleurs fatigués. Laids les Algériens mal nourris, mal nippés. Laides les dactylos étriquées. Laids les manœuvres rapiécés. Laides les prostituées démaquillées. Ensommeillées. Les vieilles prostituées usagées mal réveillées. Laids les marchands de vin couperosés. Laids les bouchers engraissés. Laides les concierges débraillées [1]. »
[|Bide|]
« Enfin, du nouveau ! », se serait écrié Raymond Queneau en recevant le manuscrit du premier roman de Bessette, Lili pleure, paru en 1953. L’affaire semblait bien partie, sans doute pas la fortune, mais de quoi nourrir son môme et se payer une chambre décente. Bon, ça n’a pas du tout marché. Malgré l’acharnement de Gallimard, qui publie jusqu’à trois de ses romans en dix-huit mois, et les éloges des meilleurs écrivains français de son temps, le bide est absolu, retentissant, total.
Bon, ça n’a pas du tout marché.
C’est que, pour aimer Bessette, il faut supporter d’être maltraité. Sa voix, c’est celle, tantôt aigre tantôt moqueuse, d’une femme qui râle, se plaint, regimbe contre la condition qui lui est faite. Parfois, elle parodie le film psychologique bourgeois, avec les yeux du gosse qui ne sait pas qu’il ne faut pas dire que l’empereur est nu. Quand la bonne Ida se fait écraser par une voiture, sa patronne crache le morceau : « Nous qui pensions / Que Ida était comme nous / Que dis-je ? / Était à nous [2]. »
Sa matière, ce sont les éclats projetés par sa vie malheureuse d’instit’ sans vocation qui se fait virer de l’Éducation nationale après des pétitions de parents qui lui reprochent d’être sale, et qui part faire des ménages puis tous les boulots, serveuse, concierge, gardienne, en Suisse ou en Angleterre. Éclats qu’elle découpe et recolle, accumule, tord, répète cinq ou dix fois pour qu’on les entende. Pour qu’on reçoive sa colère, sa misère, sa souffrance, son rire et son intelligence face à l’adversité – manière de prendre le dessus sur ce qui voudrait l’écraser.
Le résultat, c’est une « littérature invendue ». Elle raconte ça. « Vous allez mal, hurle l’Éditeur qui néglige son expression, influencé par “le jargon” de la jeune littérature. Vous allez mal. Vous poussez la fainéantise un peu loin. Et comment vous y prenez-vous pour écrire ? Je n’y comprends rien. QUELLES SONT VOS IN-TEN-TIONS ? – Je n’ai pas d’IN-TEN-TION, pleure l’auteur. [……] – Allons ne pleurez pas, dit le marchand, subitement adouci, et quand vous aurez fait fortune avec VOS romans, nous nous marierons, O.K. ? – D’ac., répond la romancière qui sourit à travers ses larmes.
et :
C’est pour moi la seule façon d’obtenir l’édition [3]. »
Toujours ça de pris.
[/Laurent Perez/]