Luttes écologistes & combat queer

Graines déviantes pour fleurs du futur

Cy Lecerf Maulpoix vient de publier Écologies déviantes, un essai sous-titré « Voyage en terres queers ». Il y propose une singulière traversée des temps pour conjuguer au présent écologie politique et luttes LGBT. Rencontre.
Lazare Lazarus

« Face aux grandes entreprises rédemptrices qui chercheraient à expulser de force les sujets déviants hors de leurs espaces épurés, que seront nos flores perverses et quels écosystèmes peuvent-elles inventer  ? »

Vous lisez un essai, alerte et stimulant, quand soudain cette phrase vous happe, affine votre perception de l’idée développée, aiguise votre attention et in fine déclenche le désir de rencontrer son auteur. C’est ce qui peut survenir à la lecture d’Écologies déviantes (Cambourakis, 2021) de Cy Lecerf Maulpoix, livre intime et politique, fluide et érudit, qui arpente des versants méconnus de la généalogie queer et de ses descendances. Un ensemble protéiforme constitué de récits qui font « apparaître des mondes alternatifs où les existences déviantes ont occupé une place prépondérante ». Son auteur y interroge les luttes contemporaines pour le climat et pour la défense des minorités sexuelles et de genre, avec en toile de fond les lignes qui les déchirent et les liens qui les unissent.

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Avec Marseille pour point commun, poser une voix et un visage sur ces mots est aisé, et une table à l’ombre (rare) de la nouvelle et minérale place Jean-Jaurès accueille notre échange de « venants », Marseillais de fraîche date qui pour des raisons variées ont posé leurs sacs ici. Pour sa part il y a achevé l’écriture de son essai et y réfléchit à la suite du voyage : « J’ai grandi en Normandie dans un espace où il était impossible de vivre ma sexualité et l’arrivée à Paris a été nécessaire et salvatrice. Marseille ensuite, c’est une première rupture avec la violence économique d’une ville comme Paris. La ville bouge beaucoup ces dernières années, un vrai petit écosystème queer s’y est développé. » Un des points de rencontre de la communauté est la maison Mémoire des sexualités, un espace mémoriel dédié à l’histoire et à la construction du mouvement militant LGBT. Membre du collectif qui le gère, Cy l’évoque avec enthousiasme : « On y trouve des journaux, films, photos, et des archives personnelles léguées par des figures du militantisme homosexuel comme Daniel Guérin ou Pierre Seel, l’un des derniers survivants des déportés homosexuels. C’est ce type d’interstices dans la ville qui m’intéressent. De vrais espaces d’autonomie que l’on peut investir. Pas des ghettos, mais des poches de résistance souterraine. »

Cy a le verbe précis, fruit d’un parcours qui l’a successivement vu être journaliste couvrant les luttes sociales, militant dans des collectifs d’actions « transpédégouines » et de justice climatique. La voix est posée. L’esprit est clair et affûté, et colle avec le sentiment éprouvé à la lecture d’Écologies déviantes, formulation que Cy a préférée à « écologies queer » car elle lui semblait plus « à même de représenter la diversité des intersections et des identités mouvantes décrites dans ces pages, tout en réaffirmant le besoin de se réapproprier l’insulte ou le stigmate qui s’y voyaient associés ».

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Comme d’autres de sa génération, Cy est entré dans le militantisme écolo par la porte de la COP21 de Paris, en 2015. Lors de sa préparation, il est marqué par une conférence de Naomi Klein et l’articulation entre capitalisme et dérèglement climatique qu’elle développe. Son engagement se heurte aussi à quelques écueils : « J’avais conscience de la présence dans la Coalition Climat 21 1 d’un grand nombre de (jeunes) LGBT mais sans que la question du genre soit interrogée ou articulée. Elle était comme invisibilisée ; et je constatais tout autant l’hégémonie d’intervenants blancs, hétéros, âgés, expérimentés, typique d’une domination systémique, viriliste, où il faut taper du poing sur la table pour être écouté. »

N’ayant guère envie de s’engager dans cette lutte en éludant sa sexualité, il se rapproche d’un premier groupe informel, LGBT pour le climat, puis découvre Queers for Climate, un collectif américain créateur d’un bloc spectaculaire durant les marches pour le climat, et qui met en avant « les vulnérabilités des LGBTQI2 au sein de la crise climatique ». Là, intuitivement, il sent un nœud dans le rapport que les personnes queers sont susceptibles d’entretenir avec la destruction du vivant, le mot « extinction » résonnant comme un écho entre le sida, les extinctions communautaires des années 1990, et celle des espèces vivantes du XXIe siècle. « Est-ce qu’il y a des savoirs spécifiques aux LGBT qui pourraient être mis à profit au sein de la lutte  ? », s’interroge-t-il. Creusant la question, il s’aperçoit qu’il connaît peu, voire pas, l’histoire des combats qui le concerne « en tant que pédé », et entame une quête-enquête qu’il n’avait osé initier jusqu’alors : « J’étais effrayé par le spectre de l’épidémie du sida qui planait sur toute l’histoire de ma communauté et dans toutes les représentations auxquelles j’avais accès pour me construire. J’avais peur, en fait. »

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Une appréhension surmontée en prenant la route. L’originalité d’Écologies déviantes tient grandement dans ces récits de voyages que Cy effectue de l’Angleterre aux États-Unis pour ses recherches, parcourant les jardins des demeures où flottent encore dans l’air les fantômes de collectifs comme le Bloomsbury Group3, visitant des activistes queers ou rejoignant, en nomade archéologue de l’intime, des lieux refuges qui ont vu émerger des communautés LGBTQI encore actives, comme celle des Radical Faeries4 en Californie. De ces séjours, il tire des pages illuminées d’éclats poétiques et une charge d’énergie et d’empathie : « Outre-Atlantique c’était facile pour moi de parler, les militants étatsuniens étaient tout de suite dans l’échange, dans une volonté de partage, sans méfiance, de leur histoire et de leur mémoire. » À ces histoires contemporaines, Cy mêle un travail d’historien et fait rejaillir du passé des figures queers, la plupart anglo-saxonnes, convoquées comme autant de balises pour jalonner le présent et envisager un futur supportable, à défaut d’être désirable.

Parmi elles émerge le fascinant Anglais Edward Carpenter (1844-1929), poète et philosophe, militant socialiste libertaire et pour les droits des homosexuels, auquel de nombreuses et passionnantes pages sont consacrées et à qui Cy voue une émouvante admiration : « Il est vraiment au centre de mes réflexions, dans ce qui m’intéresse toujours politiquement : à savoir, quelle place on arrive à se créer, et quelles formes d’alliance et de convergence on parvient à tisser avec d’autres luttes, d’autres groupes sociaux. Et dans ce cadre, Carpenter a été une figure importante pour la structuration de ma pensée. » Ce pont jeté à travers les temps structure l’intégralité de l’essai et lui confère tout autant sa singularité que son efficacité rhétorique. À l’évocation de ces allers-retours, la voix de Cy se concentre et s’affermit : « L’histoire se répète et c’est hyper intéressant de voir quelles ont été, notamment au XIXe siècle, les dynamiques d’acceptation, de rejet, d’assimilation, les essais de produire une contre-culture. Comprendre ce qu’il s’est passé avant a été pour moi une grande découverte. » Pour qui le lit, cela peut en être une également, comme une césure dans un récit spatio-temporel balisé, auquel Cy indiquerait que d’autres sentes à parcourir n’attendent que d’être explorées.

Frédéric Peylet

1 Les 130 organisations issues de la « société civile » qui s’étaient agrégées en amont de la COP21 pour peser sur les négociations.

2 Pour lesbiennes, gays, bisexuel·les, trans, queers, intersexes.

3 Groupe à géométrie variable d’artistes, écrivains et universitaires anglais de la première moitié du XXe siècle, dont les membres les plus connus sont les écrivains Virginia Woolf et E.M. Forster ou l’économiste John Maynard Keynes.

4 « Initié par plusieurs hommes homosexuels à la fin des années 1970, dont Harry Hay, l’objectif des Radical Faeries était d’élaborer une nouvelle vision politique et spirituelle de leur identité et de créer les possibilités pour de nombreux queers de se politiser, de construire des pratiques collectives radicales et de se renforcer dans des espaces de vie féériques », Cy Lercerf Maulpoix, « L’histoire des Radical Faeries », Vice (12/10/2016).

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CQFD n°202 (octobre 2021)

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