De la non-assistance au déni de justice
Frontière franco-anglaise : enquête sur la mort d’une enfant kurde
« Plusieurs fois, nous avons dit aux gendarmes : retenez-nous sur la plage si vous voulez, mais emmenez cette femme ! » La mémoire de Falah1 ne flanche pas. Attablé dans un McDonald’s de l’Est londonien, le jeune Kurde se rappelle très bien cette nuit de septembre 2020, durant laquelle le groupe d’exilé·es dont il faisait partie a été retenu par une patrouille de gendarmerie sur une plage du Calaisis pendant plusieurs heures. Parmi les autres candidat·es au passage du Channel cette nuit-là, Rupak Sharif, enceinte de 35 semaines et qui, faute d’une prise en charge médicale rapide, a vu sa nouvelle-née, Aleksandra, mourir trois jours plus tard.
Que s’est-il passé exactement dans la nuit du 1er au 2 septembre 2020, sur le littoral de la commune d’Oye-Plage, à quelques kilomètres de Calais ? Rupak, qui avait perdu les eaux peu de temps après le début de l’intervention des forces de l’ordre, assure avoir prévenu les gendarmes de son état de détresse. Ces derniers auraient refusé de prévenir les secours. une plainte pour « violences volontaires » et « non-assistance à personne en danger » a été déposée il y a un peu plus d’un an, en février 2021. La préfecture du Pas-de-Calais, dans un communiqué diffusé dans la foulée, début mars 2021, avance quant à elle qu’ » aucun des migrants n’a fait part de difficultés particulières » au cours de l’opération2. Falah, présent cette nuit-là sur la plage, a accepté de témoigner de manière anonyme dans le cadre de la présente enquête journalistique. Son récit contredit la version des autorités.
Assise sur le bord du canapé dans son logement de Greenwich, où elle vit désormais après avoir réussi à rejoindre l’Angleterre, Rupak parle d’une voix basse et retisse le fil de cette nuit-là. Le groupe d’exilé·es d’abord, « entre 18 et 22 personnes », dont elle et son mari, Hazhar, et leurs deux enfants, Anas et Elaria, 10 et 2 ans au moment des faits. Puis la longue marche pour atteindre la plage, les murs et barrières à contourner, la nuit, le froid. Quand le groupe arrive au point de rendez-vous, il est aux environs de 1 ou 2 heures du matin. L’embarcation pneumatique de type Zodiac, dissimulée sous le sable et les branchages dans les dunes, est récupérée puis gonflée. On se partage les gilets de sauvetage. Soudain, des lumières de lampes torches apparaissent à quelques centaines de mètres et se rapprochent rapidement.
« Deux hommes ont alors quitté immédiatement le groupe et ont fui dans les dunes », se souvient Falah. La patrouille de gendarmerie, « au moins six personnes, peut-être huit », selon Rupak, interpelle le reste des exilé·es. Les gendarmes saisissent les gilets de sauvetage, parfois brusquement d’après Falah, puis donnent des coups de couteau dans le Zodiac pour le rendre inutilisable. Rupak : « Ils étaient très virulents dans leurs paroles, ils cherchaient à nous intimider. J’avais si peur ! » Le groupe est alors maintenu sur la plage pendant 40 minutes, peut-être plus, nous dit Falah. « Il faisait extrêmement froid et très humide », précise-t-il.
Les exilé·es sont ensuite conduit·es vers l’une des entrées de la plage, à proximité de la route, où « se trouvaient une seconde patrouille et deux camionnettes », détaille Rupak. C’est à ce moment-là que la jeune femme kurde, 30 ans au moment des faits, sent ses vêtements trempés : elle vient de perdre les eaux. « J’ai compris que ce n’était pas un bon signal pour le bébé », se rappelle-t-elle. « C’est une autre femme qui a averti le reste du groupe de l’état de Rupak », se remémore pour sa part Falah. « Je me suis alors signalée aux gendarmes, reprend Rupak, et je le leur ai dit en anglais : “Ça ne va pas, ça ne va pas, appelez une ambulance !” » Hazhar (le mari), Anas (le fils aîné) et d’autres personnes interpellent également les gendarmes et leur demandent d’appeler les secours. En anglais, mais aussi en français : « Il y avait un homme parmi nous qui parlait français et il s’est exprimé dans cette langue avec les gendarmes », assure Falah. Rupak se souvient que l’un des militaires communique par talkie-walkie. Mais rien ne se passe.
« Vous pouvez nous maintenir sur la plage si vous voulez, mais prenez en charge cette femme ! » s’emporte alors Falah. Le temps passe et, malgré l’insistance de Rupak, Hazhar, Falah et d’autres, les secours ne sont pas contactés. Pour Falah, ce moment semble durer une éternité. « Je ne sais plus combien de temps on est restés là. Ce que je sais, c’est qu’il faisait nuit sombre quand les gendarmes nous ont emmenés près de la route et que le soleil se levait quand ils sont partis en nous laissant là. » À l’aube, un peu avant 7 h, les patrouilles embarquent deux jeunes hommes du groupe, probablement considérés comme des passeurs, puis quittent subitement les lieux, abandonnant Rupak et le reste du groupe d’exilé·es à leur sort. Dans l’appartement de Greenwich, les yeux cernés de fatigue de Rupak s’humidifient : « Ils nous ont dit : “L’ambulance va venir, l’ambulance va venir.” Mais elle n’est jamais venue. »
« Vous pouvez nous maintenir sur la plage si vous voulez, mais prenez en charge cette femme ! »
Le groupe se scinde : Rupak, Hazhar et plusieurs personnes tentent de s’éloigner du littoral pour trouver de l’aide ; d’autres, dont Falah, essaient de rebrousser chemin et de revenir au campement. La détresse de la jeune femme grandit : « Mes vêtements étaient trempés et il faisait froid. J’étais gelée. » Ils marchent et rencontrent alors une nouvelle patrouille de gendarmes, se déplaçant pour sa part en voiture, dont l’équipage est composé d’un homme et d’une femme. Le petit groupe d’exilé·es alerte immédiatement les deux militaires, qui – cette fois – contactent aussitôt les secours, tandis que Rupak est installée à l’arrière du véhicule à l’arrêt. Peu de temps après, les pompiers arrivent et prennent en charge la jeune femme. Hazhar, Anas et Elaria sont quant à eux récupérés quelques dizaines de minutes plus tard par une équipe de bénévoles de l’association Utopia 56, au niveau de la rue Merlier, à Oye-Plage. « L’un de nous est parti chercher des vêtements de rechange pendant que les autres ramenaient Hazhar, Anas et Elaria, ainsi qu’une femme avec un enfant, au local avec notre minibus », témoigne Marguerite Combes, d’Utopia 56. Elle poursuit : « Hazhar nous a directement raconté ce qu’il s’était passé : la marche, les gendarmes sur la plage, Rupak. Puis il a ajouté : “Je ne sais pas si mon enfant et ma femme vont survivre.” »
Rupak est prise en charge à l’hôpital de Calais. Les soignant·es déclenchent l’accouchement via une césarienne en urgence, après avoir constaté par échographie que le bébé souffre d’ » anomalies du rythme cardiaque, avec bradycardie3 permanente », comme l’indique le rapport médical. Aleksandra naît le 2 septembre dans l’après-midi. La nouvelle-née présente alors « des difficultés d’adaptation à la vie extra-utérine » et les médecins identifient « une anoxie4 périnatale sévère » : elle est intubée puis placée sous respiration artificielle quelques minutes après sa naissance. « Son état était critique », se souvient Frances Timberlake, qui a accompagné de près la famille en tant que coordinatrice du Refugee Women’s Center, association qui soutient les femmes exilées et leurs familles présentes dans les campements de Grande-Synthe, à une quarantaine de kilomètres de Calais. « Les deux jours suivants, les médecins ont multiplié les tests, mais ils ne détectaient toujours pas d’activité cérébrale », poursuit la militante associative. Le 5 septembre à 14 h, avec l’accord de Rupak et Hazhar, les médecins décident d’arrêter la respiration artificielle. Quelques heures plus tard, « Aleksandra décède dans les bras de son père », commente le rapport médical. « Hazhar, les soignants, tout le monde pleurait dans la salle de réanimation », se remémore Frances Timberlake.
Le 8 septembre, Aleksandra est inhumée au cimetière Nord de Calais. Quelques jours plus tard, la famille tente de nouveau le passage et parvient à rallier l’Angleterre. Mais Rupak et Hazhar n’oublient pas cette nuit tragique et veulent demander justice. « Les médecins m’ont dit que si nous étions arrivés plus tôt, ils auraient certainement pu sauver le bébé », rappelle régulièrement Rupak. une plainte est constituée courant octobre puis déposée le 25 février 2021. Le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer saisit alors l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) pour que ses services lancent une enquête. Quatre responsables associatifs, parmi lesquel·les Frances Timberlake, sont auditionné·es le 20 mai 2021. Marguerite Combes, d’Utopia 56, a été entendue fin novembre dernier. Falah, quant à lui, accepte de répondre aux sollicitations des journalistes mais ne souhaite pas être auditionné par la police, de crainte que cela interfère dans sa procédure de demande de titre de séjour au Royaume-Uni. un an après le dépôt de la plainte, et un an et demi après les faits, Rupak et Hazhar n’ont toujours pas été rencontré·es par l’IGGN.
Contactée, l’IGGN n’a pas souhaité s’exprimer et « invite à prendre attache directement avec Monsieur le Procureur de la République qui est seul responsable de la communication ». Même chose du côté de la préfecture du Pas-de-Calais qui, considérant qu’une enquête est en cours, redirige vers le procureur. Ce dernier n’a quant à lui pas souhaité s’exprimer, estimant « ne pas maîtriser suffisamment le dossier ». De son côté, l’avocate de la famille, Me Pauline Pellé-Grandfils, annonce « vouloir saisir très prochainement la Défenseure des droits dans cette affaire ». Elle précise : « Cette institution aurait la possibilité de mener une enquête de manière indépendante, en parallèle de l’IGGN. »
À leur arrivée en Angleterre début octobre 2020, Rupak et Hazhar ont entamé une démarche de demande d’asile, dont ils n’ont jusqu’à présent pas de nouvelles. Tous les deux, avec leur fils aîné Anas, ont fui le Kurdistan irakien via la Turquie à l’été 2017. La famille est ensuite restée bloquée pendant près de deux ans dans un camp sur le continent en Grèce. « C’est là qu’Elaria, notre deuxième enfant, est née », précise Rupak. Mais les parents ne considèrent pas la Grèce comme un lieu assez sûr. En juillet 2019, la famille tente de rejoindre l’ouest de l’Europe et traverse l’Albanie, le Kosovo, puis la Bosnie-Herzégovine. Refoulée par la police croate à la frontière avec la Bosnie, elle se retrouve confinée en Roumanie du fait de la pandémie de Covid-19, après plusieurs semaines d’errance dans les Balkans.
Au début de l’été 2020, Rupak, Hazhar, Anas et Elaria reprennent la route et arrivent à Grande-Synthe au début du mois d’août. Les côtes anglaises ne sont à ce moment plus très loin. Mais une membre de la famille restera sur la rive sud du détroit : Aleksandra ne foulera jamais le sol britannique. Son prénom, comme l’identité des 27 personnes mortes noyées au cours du terrible naufrage du 24 novembre dernier, est venu allonger la longue liste des personnes exilées décédées à cette frontière5. Depuis 1999, elles sont des centaines.
1 Le prénom a été modifié.
2 « Éléments de contexte sur une tentative de traversée clandestine de la Manche survenue en septembre dernier », communiqué de presse de la préfecture du Pas-de-Calais (03/03/2021).
3 Rythme anormalement lent du cœur.
4 Diminution de la quantité d’oxygène que le sang distribue aux tissus.
Cet article a été publié dans
CQFD n°207 (mars 2022)
Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...
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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
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Mis en ligne le 04.03.2022
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