Ils finissent par dégoter un ancien bal-musette et monte un biz avec le patron. La salle est restée dans son jus 1900 : les tables sont peintes en rouge, le mobilier est fixé au sol en cas de baston. L’idée, c’est de faire remonter sur scène Fréhel la Grande qui, en l’occurrence, est plutôt au bout du rouleau. Voilà donc la Mère Fréhel qui débarque au bal des Escarpes, parfois avec Léon La Lune, une cloche du quartier qui « musique » de l’harmonica. Elle avait survécu à tant de choses, laissé glisser toutes les modes et elle était toujours là, après plus de cinquante ans de chansons.
Qu’il était loin le temps où la Môme Fréhel avait commencé toute loupiote, poussant la goualante sur les tables des cafés du haut de ses cinq ans. Née Marguerite Boulc’h en 1891, fille d’une bonne et d’un marin devenu cheminot, la Môme quitte très jeune le foyer qui la délaisse et où elle ne récolte que des baffes. La voici donc courant les salles de spectacles, échangeant son tour de chant contre des croissants et des cafés au lait, couchant sur une banquette à la fermeture des lieux. La petite Boulc’h devient la Môme Pervenche et s’entiche des chansons de Montéhus [3].
En ce temps-là, le Paris « Belle » Époque regorge de scènes où noceurs fortunés et têtes couronnées se mélangent au populo. Outre les chanteurs et les musiciens, on applaudit jongleurs et mimes, danseurs, transformistes et ventriloques, imitateurs d’animaux et d’instruments, diseuses et phénomènes divers. Pervenche, devenue Fréhel – rapport à ses origines bretonnes – a fait son trou dans cette jungle et enchaîne les engagements. Elles s’est constitué un répertoire alternant des chansons dites réalistes – contant les amours perdues, les affres de la mistoufle, la vie du petit peuple [4] – et les rengaines franchement comiques [5].
Fréhel tire son épingle par son interprétation dénuée d’afféterie, sincère et abrupte. Elle a gardé ses manières de gosse des rues et rembarre les poseurs et les duchesses avec un aplomb confondant. La jeune effrontée développe accessoirement une addiction à diverses drogues – éther, cocaïne, alcool. Le succès est là, mais la Môme a besoin de prendre l’air…
Fréhel connaît alors les fastes de Saint-Pétersbourg au seuil de la guerre de 14, où l’aristocratie mène une bamboche de tous les diables avant que les bolcheviks n’emportent les plats. Puis elle part en Roumanie où elle vit la gloire puis la débine et s’échoue à Constantinople cinq années, durant où elle mène une bringue insensée. Elle est rapatriée, complètement lessivée.
Une dizaine d’années ont passé et Fréhel retrouve Paris, auréolée du mystère de son long voyage. Physiquement méconnaissable, considérablement empâtée, sa voix n’a pourtant pas changé d’un iota. Elle remonte sur les planches et étoffe son répertoire. À cette époque, on la voit aussi au cinéma dans Pepe le Moko ou Coeur des Lilas, entre autres. Mais surtout, elle chante, partout, tout le temps, dans les dancings, cabarets, restaurants, cirques, cinémas, et jusqu’au tréteaux de la Foire du Trône ou au coin d’une rue, tout bonnement. Avec orchestre, ou un seul accordéoniste, peu importe : Fréhel met autant de générosité dans son interprétation. Puis les contrats se raréfient, la dèche revient…
Mais revenons donc au bal des Escarpes et laissons-nous guider par Giraud [6] : « Entre ses deux époques de musette elle avait eu le temps de bouffer toute sa braise, quand elle vint chez nous elle était à la cote, et avait l’impression de se retrouver subito à la tête d’une nouvelle carrière. Ça lui plaisait. Pierre allait la cueillir chaque soir sur les pentes de Montmartre où elle créchait pour la ramener dans une invraisemblable voiture : un châssis et deux sièges. Sur la route les gens la reconnaissaient et criaient son nom, elle saluait de la main et passait comme une reine mère. Elle portait bien son âge qu’elle ne voulait avouer. Son corps usé, meurtri par trop de tentatives de suicides, était intouchable, il fallait faire très attention pour lui serrer la main. En pantoufles sur des socquettes de laine rouge, en jupe noire plissée de fille des Halles, poings sur les hanches, dans un coin de la piste elle regardait la salle puis se tournait vers l’accordéoniste. –Vas-y, minet vert… Les conversations s’arrêtaient, tous les visages n’avaient plus qu’un objectif, celui de la chanteuse, les cigarettes brûlaient passives au bout des doigts pour être brusquement abandonnées lorsque, à la fin de la chanson, Fréhel stoppait la musique. – Pour moi toute seule la dernière note… Elle l’envoyait, sa dernière note, sous les applaudissements sans arrière-pensées de l’auditoire soufflé. – Elle a toujours sa voix de vingt berges, y a pas d’histoire, pas une qui lui arrive à la cheville. Son tour terminé, Fréhel regagnait la table qui lui était réservée. Elle s’affalait sur la banquette et selon le jour commandait du champagne ou de la limonade. [7] »
L’affaire périclita vite et Fréhel s’éteindra quelque temps plus tard dans un hôtel de passe minable de la rue Pigalle. Une page d’histoire se tournait. Et à la Mouff’ et à la Maub’, les bourges et les touristes ont désormais pris possession des lieux…
[/Pérès/]