Catalogne en lutte
Et Barcelone s’embrasa
En cette nuit du 14 octobre, une âcre odeur de plastique carbonisé inonde Barcelone. « Je ne m’étais jamais imaginée mettant le feu à la rue, le visage masqué, confie haletante Núria, une jeune indépendantiste du quartier Gràcia. Nous sommes méprisés depuis trop longtemps : Madrid condamne lourdement nos leaders pour un référendum que les Québécois et les Écossais ont eu ! »
Autour de Nùria, à l’abri de la dizaine de containers en feu, quelques militants masqués, mais aussi beaucoup de jeunes au visage découvert et capés du drapeau étoilé de la Catalogne, lancent des pierres. Les slogans résonnent un peu partout en catalan : « Dehors les forces d’occupation », « Les rues seront toujours à nous ». Sur une succursale de la banque Santander, on peut lire, tagué en jaune : « Barcelone Hong-Kong, pont aérien ».
En face, à travers les fumées noires, on devine les Mossos (la police catalane) et la police nationale espagnole complètement dépassés : à peine ont-ils ouvert la voie aux pompiers que d’autres barricades s’embrasent un peu plus loin. Charges violentes, rafales de LBD ; lorsque certains véhicules de police foncent sur la foule pour quitter la zone, les forces de l’ordre semblent perdre pied.
Ces derniers jours, la CUP (Candidature d’unité populaire), le parti anticapitaliste indépendantiste catalan, a évoqué le souvenir des révoltes populaires de la Semaine tragique de 1909 durant lesquelles la cité catalane s’était vue surnommée « Rosa de foc » (« la rose de feu »)1. Une chose est certaine, cent-dix années plus tard, la Catalogne est le théâtre de ce qu’il faut bien nommer une « révolte populaire » : longues marches « pour la liberté », autoroutes barrées, grève générale, occupations, cortèges massifs de bougies...
Si la situation était déjà tendue la journée précédente, le verdict du Tribunal suprême espagnol, rendu le lundi 14 octobre, a mis le feu aux poudres : neuf leaders indépendantistes, impliqués dans l’organisation du référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017, ont écopé de 9 à 13 ans de prison pour « sédition » et « malversation de fonds ».
« C’est un pas de plus dans la dérive de la démocratie espagnole, qui a depuis longtemps décidé de contenir l’indépendance sans avoir à faire face politiquement aux revendications posées par le mouvement social, commente Jordi Muñoz, professeur de sciences politiques à l’université de Barcelone. Pedro Sánchez [le Premier ministre espagnol] a réagi avec le discours typique d’un général qui, satisfait, pense qu’il a vaincu l’adversaire. L’ampleur et l’intensité de la révolte des citoyens devraient pourtant l’interpeller. »
Quelques minutes après l’annonce du jugement, répondant à l’appel du collectif Tsunami Democràtic via une notification sur la messagerie chiffrée Telegram, des milliers de manifestants, dont beaucoup d’étudiants, bloquaient l’aéroport d’El Prat. Plus de 110 vols seront annulés. À grands coups de matraque, les forces de l’ordre mettront plusieurs heures à expulser ce bloc humain coordonné et pour le moins déterminé à « désobéir ».
Que l’on soit pour ou contre l’indépendance de la Catalogne, il est évident, vu de Barcelone, que les mobilisations ont pris la forme d’une lutte de masse. Le vendredi 18 octobre, la grève générale convoquée par les syndicats indépendantistes a été très suivie. Quelque 525 000 personnes ont aussi manifesté à Barcelone contre le verdict et pour l’obtention d’ » une république catalane ».
De manière prévisible, le fameux Tsunami Democràtic est depuis dans le collimateur des autorités espagnoles. Le ministre de l’Intérieur Fernando Grande-Marlaska assure ainsi qu’il finira « par savoir qui se cache derrière ». En attendant, c’est dans un contexte de rébellion catalane qu’on votera le 10 novembre dans tout le royaume ibérique pour choisir à nouveau un gouvernement, pour la deuxième fois cette année.
– L’auteur de ce reportage a participé à l’écriture d’un ouvrage collectif qui défend le projet « d’une République catalane sociale, ouverte, démocratique et plurielle ». Catalogne : la République libre est paru en octobre aux éditions Syllepse.
1 Pour protester contre un décret du 11 juillet mobilisant les réservistes et contre l’envoi de troupes au Maroc espagnol, l’organisation anarchosyndicaliste Solidaridad Obrera appelle à la grève générale. Le mouvement se transforme en émeutes, la loi martiale est proclamée, des barricades se dressent dans les rues et des affrontements ont lieu avec l’armée : 108 civils (dont quatre membres de la Croix-Rouge) et quatre soldats trouvent la mort.
Cet article a été publié dans
CQFD n°181 (novembre 2019)
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Paru dans CQFD n°181 (novembre 2019)
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Mis en ligne le 13.11.2019
Dans CQFD n°181 (novembre 2019)
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