La liberté d’association en PLS
Épidémie de dissolutions administratives
Quand elle a été votée en 1936, la loi sur les dissolutions administratives visait à mettre hors d’état de nuire les ligues fascistes. Parmi ses premières cibles : les Croix-de-Feu, les Camelots du roi et la Ligue d’Action française. En 2022, par un violent retournement de l’histoire, le gouvernement d’Emmanuel Macron entend utiliser ce texte pour dissoudre un groupe… antifasciste.
Mi-mars, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin a engagé une procédure de dissolution à l’égard du Groupe antifasciste Lyon et environs (en raccourci, « la Gale »)1. « On est traités exactement comme [le groupe d’extrême droite, dissous l’an passé] Génération identitaire, c’est fou ! Je comprends qu’on dissolve des organisations qui prônent les discriminations, mais nous on n’a rien à voir là-dedans », s’insurge un antifasciste lyonnais cité par Rue89 Lyon2. Et de poursuivre : « Ça fait des années qu’on se bat pour ne pas qu’on nous renvoie dos à dos avec l’extrême droite. Aujourd’hui, c’est un retour en arrière. On ne peut quand même pas se mettre à dire que les Résistants n’étaient pas très cool parce qu’ils s’en sont pris à des nazis !3 »
Selon un communiqué du groupe antifasciste, il est essentiellement reproché à la Gale d’avoir relayé sur ses réseaux sociaux une vidéo d’un festival antifasciste lyonnais montrant notamment « des slogans anti-police lors d’un concert ». Puis d’avoir relayé un appel à une action militante, celui « du mouvement Les Soulèvements de la terre à assiéger Bayer-Monsanto le 5 mars à Lyon ». Autrement dit : des prises de position politique. De gauche.
« On nous reproche toutes les manifs qu’on a pu appeler à rejoindre et qui sont parties en sucette, même si on n’y était pas. On nous reproche aussi beaucoup nos posts sur Twitter et Facebook, depuis 2014 », reprend l’interlocuteur de Rue89 Lyon. Qui assène : « Avec tous ces motifs, on peut dissoudre pas mal de groupes en France, chez les antifascistes ou [dans] l’écologie radicale. Je pense qu’on est les premiers d’une longue série. »
Les premiers ? Pas vraiment. Entamée fin 2020, au lendemain de l’assassinat islamiste de l’enseignant Samuel Paty, la vague de dissolutions administratives menée par Gérald Darmanin a d’abord touché des organisations musulmanes ou de défense des droits des musulmans, comme le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF)4. Quelques groupes d’extrême droite ont ensuite été atteints, notamment Génération identitaire. Puis, au mois de janvier, le gouvernement a réorienté son viseur vers la gauche et c’est le média de luttes sociales Nantes révoltée qui a été menacé. Sa procédure de dissolution n’a pas (encore ?) abouti. Début mars, deux collectifs de soutien à la lutte du peuple palestinien, très différents l’un de l’autre, ont été effectivement dissous : le Comité action Palestine, basé à Bordeaux5, et Palestine vaincra, installé à Toulouse.
La lecture du décret de dissolution de ce dernier montre bien comment l’outil de la dissolution administrative permet à l’exécutif d’éliminer une organisation pour des raisons politiques, même quand celle-ci n’a jamais eu maille à partir avec la justice, qui peut elle aussi prononcer des dissolutions d’associations en cas de délits graves.
En l’espèce, qu’était-il reproché à Palestine vaincra ? D’après Gérald Darmanin, ce collectif « appelait à la haine, la violence et la discrimination ». Dans le détail, le décret de dissolution commence par vilipender l’organisation de campagnes de boycott à l’occasion desquelles Israël est traité d’ » État raciste et colonial » et accusé « de pratiquer l’apartheid et de voler les terres des Palestiniens » – accusations pourtant documentées par un rapport d’Amnesty International publié le 1er février dernier6. Puis le texte s’en prend à la légitimation de la résistance palestinienne armée – la charte du collectif professait soutenir « la Résistance qui est le seul moyen pour le peuple palestinien de reconquérir ses droits historiques et légitimes. Nous la soutenons sous toutes les formes qu’elle juge nécessaire et légitime, y compris armée ». Le décret reproche également au collectif d’apporter son soutien à des organisations considérées comme terroristes (dont le Front populaire de libération de la Palestine, FPLP) et à divers prisonniers palestiniens poursuivis pour des actions violentes – ainsi qu’au militant communiste libanais Georges Ibrahim Abdallah, incarcéré en France depuis 1984 pour complicité de meurtre et dont une bonne partie de la gauche hexagonale réclame la libération depuis des années (il est juridiquement libérable depuis 1999). « C’est un délit d’opinion, s’indigne Tom Martin, qui était membre du collectif dissous7. Ce qu’on nous reproche, ce sont nos positions politiques. »
Par ailleurs, le gouvernement accusait Palestine vaincra de ne pas avoir effacé certains commentaires rédigés par des internautes en réaction à des publications du collectif sur les réseaux sociaux. En réponse à cela, Tom Martin plaide le manque de moyens humains : « On était un petit collectif local. On a eu la politique de modération des commentaires la plus rigoureuse qu’on pouvait, mais avec une page suivie par 32 000 personnes, sur laquelle on faisait plusieurs posts chaque jour… c’est évident qu’on a pu rater des commentaires qui appelaient à la haine. On le regrette. Mais qu’on ne vienne pas nous dire que c’est un motif de dissolution ! Sur les sites d’extrême droite ou même sur ceux des médias traditionnels, il y en a plein, des commentaires haineux. » En dessous des publications de Gérald Darmanin sur les réseaux sociaux, on en retrouve aussi sans mal.
Pour Tom Martin, la dissolution de Palestine vaincra8 s’inscrit dans une volonté gouvernementale de criminaliser l’antisionisme et le soutien au peuple palestinien, dans un contexte d’alignement croissant du positionnement diplomatique de la France sur la question palestinienne avec les positions étatsunienne et israélienne. Quant à la vague globale de dissolutions administratives, le militant y voit « une radicalisation autoritaire et liberticide de l’exécutif », à laquelle participent aussi les lois « Sécurité globale » et « Séparatisme ».
Constat proche chez les antifascistes lyonnais. « Depuis quelques mois, notre camp social vit un basculement répressif », s’inquiète la Gale, qui analyse : « L’excitation de Darmanin à dissoudre tous les groupes dits d’“ultragauche” est un coup électoral pour attirer les électeurs de droite. C’est aussi un moyen de réprimer un mouvement d’ampleur qui se prépare face à un potentiel second quinquennat du gouvernement Macron, qui s’apprête à poursuivre sa politique antisociale et raciste. » Tout en appelant à un « soutien d’ampleur » de la part de l’ensemble des « forces progressistes » face à la procédure qui la frappe, la Gale promet à mots couverts de continuer ses actions dans « la clandestinité » si elle devait être effectivement dissoute. Elle en est certaine : « On ne dissout pas la révolte qui gronde. »
1 À l’heure où ces lignes étaient écrites, la procédure n’était pas encore arrivée à son terme. Ça a finalement été le cas dès le 30 mars : la Gale a été effectivement dissoute en conseil des ministres deux jours après l’impression de la version papier de cet article dans le n°208 de CQFD.
2 « Une procédure de dissolution engagée contre le Groupe antifasciste Lyon et environs » (18/03/2022).
3 Sur le traitement de faveur réservé à l’extrême droite par certains policiers et magistrats lyonnais au détriment des antifascistes locaux, on peut lire cette tribune de juristes parue sur Lundi matin : « À Lyon, une politique pénale du “deux poids, deux mesures” » (01/11/2021).
4 Lire « Après le CCIF, à qui le tour ? », CQFD n° 194 (janvier 2021).
5 À l’intérieur même de la gauche et du mouvement pro-palestinien, de nombreuses voix et organisations ont pris leurs distance avec le CAP, souvent considéré comme antisémite.
6 « L’Apartheid commis par Israël à l’encontre des Palestiniens : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité ».
7 Les militants ont interjeté appel de cette dissolution devant le Conseil d’État.
8 Cette dissolution était réclamée de longue date par les contempteurs du collectif. À ce sujet, lire « La solidarité pro-palestinienne est un sport de combat », CQFD n° 195 (février 2021).
Cet article a été publié dans
CQFD n°208 (avril 2022)
Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…
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Paru dans CQFD n°208 (avril 2022)
Par
Illustré par Clément Buée
Mis en ligne le 01.04.2022
Dans CQFD n°208 (avril 2022)
10 avril 2022, 08:29, par Ben
Je pense qu’il faut regarder du côté de la loi "contre le séparatisme passé l’été dernier, j’ai d’ailleurs été très étonné qu’aucune association ne s’offusque de cela, et qu’il n’y ait pas eu de manifestation. Les préfets et donc l’état ont désormais les pleins pouvoirs pour dissoudre tout mouvement contestataire.