Pillages, insoumission, répression

La société ukrainienne contre l’État

Le discours dominant présente le « peuple » ukrainien comme soudé par le patriotisme contre l’invasion russe. Pourtant, la société ukrainienne n’est pas un bloc homogène partageant des intérêts communs. Un camarade anti-autoritaire de Lviv, dans l’ouest du pays encore relativement épargné à cette heure, a répondu à quelques questions sur les conséquences socio-économiques de la guerre, sur les pillages et leur répression, sur la conscription et ses réfractaires, ainsi que sur des pistes d’actions émancipatrices. Ces entretiens sont en ligne sur le blog uneautreguerre.wordpress.com. Extraits.
Illustration de Virginie Paris
« Les gens pillent de petits magasins en quête de nourriture »

« Au début de la guerre du Donbass en 2014, il y a eu quelques pillages – essentiellement dans les territoires que l’Ukraine ne contrôlait plus, ce qui a permis à la propagande du gouvernement ukrainien de montrer des photos de supermarchés détruits et vides en regard des étagères pleines des magasins ukrainiens “civilisés” et “européens”. De ce fait, le pillage et le “maraudage” restent associés à l’image des “barbares” pro-russes.

Quant à la situation actuelle, j’ai entendu parler de pillages dès le 24 février, à un moment où les banques avaient temporairement cessé de fonctionner et où il n’y avait presque plus rien à acheter. Depuis que l’offensive russe a ralenti et que le capitalisme a réaffirmé ses droits, les pillages sont devenus plus dispersés mais restent extrêmement répandus : les gens pillent des petits magasins en quête de nourriture, de cigarettes ou d’alcool1, seuls ou en petits groupes ; ils s’introduisent dans les magasins d’électronique, dans les concessions automobiles ; des groupes plus nombreux pillent collectivement des grands magasins à la recherche de nourriture, notamment dans les villes assiégées ou occupées.

Je n’ai pas de chiffres, mais j’ai vu au moins une centaine de pillards capturés et ligotés à des poteaux téléphoniques, essentiellement par des civils, sans que la police ne soit impliquée2 ; des dizaines de films de vidéosurveillance montrent des gens pénétrant dans des magasins. Au début, les arrestations ont pu être le fait de la police ou des milices nationalistes, mais à présent ce sont plutôt des citoyens qui s’en chargent. La population en général tend à soutenir ces mesures anti-pillages.

Pour moi, il est tout à fait clair que les autorités sont prêtes à sacrifier les milliers de personnes coincées dans les villes attaquées. L’État et la police se fichent que nous survivions ; leur but, c’est la pérennité de la loi et de l’économie. Volodymyr Zelensky a d’ailleurs aggravé les peines punissant le délit de “maraudage” et abaissé le seuil de qualification d’un acte criminel : avant, il impliquait de voler “de grandes quantités”, à présent n’importe quel délit entre dans cette catégorie. La répression s’est sans aucun doute durcie, comme le montre l’irruption des premiers récits évoquant des pillards morts de froid après avoir été torturés et abandonnés, nus ou presque, attachés à des poteaux. »

« Passer la frontière dans des coffres de voiture »

« La conscription se fait de manière aléatoire. Les gens se font attraper dans leur chambre d’hôtel quand ils arrivent de l’est, ou aux checkpoints ; certains s’engagent donc volontairement dans des milices pour ne pas être envoyés au front. Chacun se débrouille comme il peut. Il y en a qui se cachent dans des villages, ou essaient de passer la frontière dans des coffres de voiture. Ceux qui sont pris sont considérés comme des traîtres et humiliés publiquement3. »

Anarchistes, milices & nationalisme

« Les milices de “défense territoriale” ont été formées dans les premiers jours de l’invasion. Ce sont elles qui font respecter le couvre-feu, patrouillent en ville et organisent les checkpoints. Les groupes anarchistes ukrainiens sont très peu nombreux et se battent aux côtés des autres formations de l’armée régulière, prenant leurs ordres de l’État4. Ça ne veut pas dire que les anarchistes soutiennent le régiment Azov [néonazi, incorporé à l’armée régulière], mais seulement que, dans une situation aussi désespérée, ils n’ont pas beaucoup de choix. Puisque tu vas être appelé de toute façon, pourquoi ne pas te battre aux côtés de tes camarades ?

Les envois d’armes en Ukraine vont assurément servir des buts réactionnaires (sans parler du fait qu’ils permettent à plusieurs pays d’Europe d’exploser leurs exportations de matériel militaire), mais les groupes nationalistes ne voudront ou ne pourront probablement pas prendre le pouvoir. Zelensky a indubitablement peur d’eux, ce qui explique pourquoi il essaie de ne pas paraître trop “pro-russe” dans les négociations, alors qu’il est considéré comme tel depuis le début de son mandat. Jusque-là, les nationalistes préféraient patrouiller dans les rues pour surveiller et prévenir les “activités dégénérées” comme celles des personnes queer, des gens qui font la fête ou qui manifestent pour les droits des femmes. L’invasion pourrait les voir monter en puissance et évoluer vers une position plus “mainstream”, mais je ne me risquerai à aucun pronostic.

Reste que la situation est morose : les mots “classe” et même “pauvreté” ne sont jamais prononcés. Les Ukrainiens se voient globalement comme un pays de classes moyennes respectables. Ça se ressent dans la condamnation générale des pillages, dans l’héroïsation des travailleurs des services publics... En outre, la xénophobie et les appels au génocide contre les Russes coexistent avec la négation de l’existence du fascisme en Ukraine. Les commentaires islamophobes du maire-adjoint de Dnipro5 contre les troupes tchétchènes sur le terrain ne sont qu’un exemple de cette rhétorique. Il y a pas mal de récits de “balles au saindoux” utilisées contre les Kadyrovtsy6, des références sexistes aux mères tchétchènes, etc. »

« Le marché noir, seul moyen d’obtenir des devises »

« Les versements de l’État aux déplacés à l’intérieur du pays sont si faibles (2 000 hryvnias par mois, soit 62 euros au taux d’avant-guerre, plus 3 000 hryvnias [93 euros] par enfant) que les gens vont devoir trouver du travail pour vivre. La banque centrale a gelé les taux de change et le marché noir est le seul moyen d’obtenir des devises, avec des taux très variables (parfois 1,5 ou 2 fois celui d’avant-guerre). Quant aux Ukrainiens réfugiés en Europe, ils ne sont pas sûrs de récupérer leurs économies quand le marché rouvrira.

Dans l’ouest et plus généralement dans les régions les moins menacées, la perspective d’un afflux de réfugiés a produit une explosion du prix des loyers dès avant la guerre. Après l’invasion, le maire de Lviv a d’ailleurs qualifié de trahison l’augmentation des loyers. Mais, pour autant que je sache, le seul mécanisme de contrôle consiste à humilier les propriétaires qui augmentent trop leurs prix. Beaucoup de gens sont arrivés dans la ville, mais la disponibilité des marchandises reste relativement stable, mis à part quelques délais dans la livraison en flux tendu, occasionnant des rayons vides qui témoignent de la fragilité du système.

En dépit des mesures de contrôle des prix, les denrées ont augmenté de 10 à 30 % dans les magasins de quartier et sur les marchés. L’essence a pour sa part connu une hausse de 50 % par rapport à son prix d’avant-guerre. Mais dans l’ensemble, le principal problème reste la disponibilité des marchandises. Même loin du front, certaines denrées manquent parfois dans les rayons. L’inflation est plus forte dans les villes proches du front, mais l’inquiétude majeure concerne la pénurie de marchandises bon marché, qui oblige à se rabattre sur des denrées de luxe.

Je ne soutiens pas les appels à la solidarité avec l’État, la police et l’armée au nom d’une “situation d’urgence”. En revanche, les exemples d’organisation et de solidarité à la base donnent l’espoir que quelque chose pourrait réellement changer, et que nous pourrions être en mesure de détruire non seulement ce fascisme et cette guerre, mais la base du fascisme et des guerres ! Ce système n’engendre pas seulement la destruction, il s’en nourrit ; nous allons devoir apprendre à vivre avec et à nous organiser sans, à détruire ses bases fragiles et à créer la possibilité d’une liberté collective. »

Propos recueillis par une autre guerre

Davantage d’entretiens à lire sur le site « une autre guerre »


1 La vente d’alcool est interdite en temps de guerre en Ukraine.

2 De nombreuses photos et vidéos circulent sur Internet. Il semble que ces pratiques aient particulièrement ciblé la population rom.

3 Entre insoumission à l’armée régulière et volonté d’éviter l’incorporation dans les milices citoyennes, le phénomène est difficile à quantifier. Il n’en demeure pas moins indubitablement significatif. Voir« À Izmail, loin du front, les ambivalences de la société ukrainienne », Le Monde (18/03/2022).

4 Dans son article sur la résistance ukrainienne, Oum Ziad évoque des groupes anarchistes constitués à l’extérieur de l’armée régulière. Ces deux témoignages ne sont pas nécessairement contradictoires : les modalités d’intégration du commandement peuvent en effet être assez variables.

5 Le maire-adjoint de la grande ville de Dnipro, Mihailo Lyssenko, a publié sur son groupe Telegram : « Chaque soldat tchétchène tué sera cousu dans une peau de porc. [...] On verra si le ciel les accepte. » La presse évalue en général leur nombre à 10 000 soldats tchétchènes et 40 000 soldats syriens supplétifs de l’armée russe en Ukraine.

6 « Soldats de Kadyrov », du nom du président tchétchène. Les Kadyrovtsy font partie de la Garde nationale russe.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°208 (avril 2022)

Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…

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