Putain de chronique #9

Entre mes lignes

Yzé Voluptée est travailleuse du sexe. Elle est à la fois escort, camgirl, réalisatrice et performeuse porno-féministe. Elle chronique dans ces colonnes son quotidien, ses réflexions et ses coups de gueule. La réalité d’Yzé n’est pas celle des personnes exploitées par les réseaux de traite ou contraintes par d’autres à se prostituer. Son activité est pour elle autant un moyen de subsistance qu’un choix politique.
Illustration de Nijelle Botainne

J’ai toujours beaucoup écrit dans ma vie, en grande partie pour d’autres : j’ai délaissé mon journal intime quand mes mots ont embrassé la propagande. Ce n’est qu’avec les années que j’ai compris que la seule politique qui m’intéresse, c’est celle qui s’appuie sur l’intime et le vécu pour produire une analyse complexe.

Il y a neuf mois, je débarquais dans ces pages avec la féroce envie de rugir à la face du monde ma putain de fierté et ma rage d’être infantilisée, silencié, jugé, pathologisée, psychiatrisé, criminalisée1 et j’en passe. Le lectorat de CQFD me paraissant aussi divers que varié, je me réjouissais à l’idée de susciter autant de connivence que de réticences, n’ayant jamais été moi-même à proprement parlé un être de consensus. Je me croyais au clair avec mes objectifs, mais ça n’a pas loupé : c’est au cours du processus de création que se révèlent des enjeux dont on aurait préféré qu’ils restent cachés.

Dès la première chronique, j’ai écrit pour ma famille. Pour mes parents, pour ma fratrie. Ma crainte d’être démasquée se confondant perpétuellement avec le désir sourd d’être reconnue, pour qu’enfin les artifices cèdent la place à une discussion franche, à une normalisation de fait. Je voudrais savoir comment vivre sereinement dans le mensonge et accepter pour de bon que je n’obtiendrai jamais de validation quelconque. Mais la tristesse qui si souvent me ronge dit de moi que je n’en suis pas là.

J’ai beau tenter de faire sans elles, j’écris toujours pour les abolos2. Je voudrais bien ne pas vous accorder autant d’importance, mais c’est peine perdue, je connais votre rhétorique et je sais par avance chaque mot que vous utiliserez contre moi. Et contre nous toutes et tous, en définitive. Pour être honnête, je ne désespère pas de vous convaincre. Ma propre naïveté m’embarrasse.

Régulièrement, je crois m’étouffer dans ma misandrie, mais paradoxalement c’est aussi dans mon taf que je croise des mecs qui me donnent envie de continuer à faire de la pédagogie. J’écris aussi pour ceux-là, les timides, les curieux, et les autres, ceux qui n’ont jamais osé franchir le pas. Et bordel, si seulement je pouvais donner aux meufs, aux gouines, aux trans et aux non-binaires l’envie de venir nous voir : venez, on attend que ça ! Il n’y a aucune honte à se faire du bien.

Parfois, je dédie l’une ou l’autre phrase à mes ex, à qui je regrette tant de ne pouvoir dire ouvertement combien le travail du sexe (TDS) me libère : j’en ai fini avec le couple totalisant, avec l’hétérosexualité subie, avec la monogamie contrainte, avec la prostitution conjugale. Mais je n’en ai pas fini avec l’amour : j’écris aussi pour lui, toutes ces choses dont on ne parle pas, qu’il ne peut pas entendre mais que pourtant il lit. Je ne veux toujours pas apprendre à vivre sans toi.

J’écris pour me rappeler que j’existe, quand la perspective de devenir fou ou de mourir prématurément me fait à ce point douter de ma corporalité qu’il n’y a que ce que je produis de façon tangible qui pèse. Si je disparais, de la vie ou du sens commun, que restera t-il à ma progéniture pour reconstituer les pièces manquantes ? Je veux qu’à « fils de pute » elle puisse opposer d’autres mots, les miens. Des mots qu’on n’aura pas pu falsifier et qui diront les choix, l’ambivalence, les risques, les victoires. Et qui diront l’amour aussi, parce que devenir putain m’a permis de me sentir plus stable et plus apte à assumer mes responsabilités de parent. Vous trouverez parmi les putes beaucoup de mères isolées à qui le TDS offre des avantages incomparables : un emploi du temps flexible, un taux horaire imbattable comparé à la plupart des tafs qu’on nous propose, pas de hiérarchie. Mon lapin, c’est aussi pour toi que je suis devenue putain, même si la peur qu’un jour on vienne te prendre à moi me terrasse ; je l’ai aussi fait pour pouvoir quitter ton père et ne plus jamais dépendre d’aucun homme ; pour ne plus m’endormir chaque soir en me demandant comment j’allais bien pouvoir t’offrir le minimum de confort que tu mérites.

J’écris, parce que ça m’est tellement plus simple que de parler. Je suis une étrange créature qu’on pourrait croire sociable : en réalité mes tentatives répétées de faire partie d’un groupe me rappellent régulièrement combien, avec mes passions bi-solaires et mes inconsolables désirs d’absolu, je suis plus doué pour construire des forteresses que pour jeter des ponts. Je voudrais dire que j’écris pour les miens, mais je me fais doucement à l’idée qu’il n’y a guère qu’avec quelques individus aussi fous et affamés que moi que je puisse faire famille.

J’espérais secrètement qu’écrire ici pallierait mes difficultés relationnelles. Je cherche encore dans le milieu TDS des complices, peut-être même, qui sait, des ami·es. Des personnes qui donneraient du corps à la notion de communauté, que je peine jusqu’à aujourd’hui à ressentir tant les vécus, les conditions de travail et les motivations varient d’une personne à l’autre. De rares rencontres m’ont prouvé que j’avais raison de continuer à chercher. Je voudrais tant nous sentir moins seul·es.

J’écris comme on vomit, comme on pleure ou comme on crie. De plaisir parfois, de douleur la plupart du temps. J’écris du haut de mes désirs d’enfant, pour apaiser quelque temps le feu qui me dévore autant qu’il me nourrit, pour voir des flammes s’allumer dans vos yeux et qu’ensemble peut-être on finisse par danser autour du grand bûcher qu’on aura fait de ce monde.

J’écris, mais je ne viens pas me plaindre. Que les choses soient claires, je ne m’excuse de rien. Comme le disait si bien Despentes dans King Kong Théorie – à qui je dois mes premiers pas de salope qui s’assume : « Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être moi me semble être une affaire bien plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire. »

Ainsi s’achève ma première saison à CQFD.

À suivre...

Yzé Voluptée

PS : Karim, Alex, j’ai bien reçu vos lettres. À défaut de pouvoir correspondre, j’aimerais dire à toutes celles et ceux qui me lisent du fond de leurs cachots : ni oubli, ni pardon, tenez bon, on ne vous oublie pas.

Précédentes "Putain de chroniques" :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
#3 : « Hommage à nos clandestinités »
#4 : Thérapute
#5 : Pornoscopie
#6 : Si même les féministes
#7 : Aimer une putain
#8 : Not all men


1 La grammaire française est une plaie : elle exige constamment que je choisisse entre l’un ou l’autre genre. En attendant que le langage évolue, je les utiliserai en alternance.

2 Pour « abolitionnistes de la prostitution », comme se revendique une partie non négligeable du mouvement féministe. À ne pas confondre avec l’abolitionnisme carcéral.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°211 (juillet-août 2022)

Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...

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Paru dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans la rubrique Putain de chronique

Par Yzé Voluptée
Illustré par Nijelle Botainne

Mis en ligne le 02.09.2022