Sérum anar

« En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme d’aujourd’hui peut sortir régénéré »

Dans leur dernier livre Marxistes et libertaires : affinités révolutionnaires, Olivier Besancenot et Michael Löwy retracent l’histoire des alliances et solidarités entre ces deux courants, avec l’espoir de voir advenir un futur rouge et noir. Entretien.

Paru une première fois en 2014, le livre Marxistes et libertaires : affinités révolutionnaires a été réédité en mai dernier par Libertalia. Des débuts de la CGT à la guerre d’Espagne, en passant par le mouvement surréaliste, Olivier Besancenot, porte-parole du NPA et guichetier à la Poste, et Michael Löwy, sociologue et philosophe marxiste, montrent que l’histoire des luttes est jalonnée d’amitiés et de ponts entre anarchistes et communistes. Plus qu’une doctrine achevée, le marxisme libertaire est une sensibilité, une affinité, écrivent les deux militants. Il repose sur «  une certaine démarche politique et intellectuelle : la volonté commune de se débarrasser, par la révolution, de la dictature du capital pour bâtir une société désaliénée, égalitaire, libérée du carcan autoritaire de l’État ». Autant d’aspirations que l’on retrouve au cœur des derniers mouvements sociaux en France. Ainsi, l’ouvrage nous offre des perspectives pour penser la période et saisir les contours d’un possible anarcho-communisme.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

« Les marxistes ont beaucoup à apprendre de l’idée radicale de la liberté des anarchistes, de leur refus de toute tyrannie, domination et oppression »

« Michael et moi sommes issus de la tradition marxiste, pourtant nous avons toujours voulu développer des convergences avec la mouvance libertaire, apprendre de leurs idées et de leurs pratiques. Les affinités entre anarchisme et communisme sont anciennes, à commencer chez Marx lui-même. Au lendemain de la Commune, il voit dans cette expérience la forme d’émancipation enfin trouvée qui a aboli l’appareil d’État. De son côté, le philosophe anarchiste Bakounine écrit qu’il a manqué au peuple de Paris un gouvernement et une armée révolutionnaire. On voit à travers ces deux exemples que les passerelles existent dès l’origine. L’historien et théoricien du marxisme libertaire Daniel Guérin parlait même d’un “Lénine libertaire”. Le but de ce livre est donc de dépasser les sempiternelles querelles entre les deux traditions révolutionnaires pour montrer qu’il y a eu des complicités, des combats communs, des figures communes. Et qu’il serait bon de retisser ce fil-là aujourd’hui, où l’on a besoin de se serrer les coudes. »

Justement, on voit à travers les exemples cités tout au long du livre que les alliances n’ont jamais été aussi fortes que face à un ennemi commun.

« Effectivement, en général c’est au pied du mur que les convergences s’effectuent, contre le fascisme et les contre-révolutions bureaucratiques. C’est le cas en Espagne par exemple, lors de la guerre civile de 1936 à 1939. Jusqu’en 1937, le pays est le théâtre d’une révolution authentique : collectivisation des terres par les paysans, réappropriation des usines par les ouvriers, réquisition des transports publics par les travailleurs et la population. Durant certains de ces épisodes, communistes et anarchistes combattent ensemble. Au début du mois de mai de l’année 1937, une insurrection ouvrière éclate à Barcelone pour contrer la tentative de saisie par la police d’État de la centrale téléphonique, alors sous contrôle des travailleurs. La Confédération nationale du travail (CNT), syndicat anarchiste, et le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) se retrouvent alors du même côté des barricades. »

Une fois que la question de l’exercice du pouvoir se pose sérieusement, c’est là que les divergences se font plus fortes ?

« Sûrement. Quand Louise Michel dit que le pouvoir est maudit, malheureusement, elle a raison. Pour autant, il faut continuer de se poser la question de son exercice, et hélas, on souffre du manque d’espaces communs pour discuter stratégie. Il faut que l’on arrive à penser la prise de pouvoir sans subir sa malédiction. Il y a une citation de Daniel Guérin, qui, à ce sujet, me parle beaucoup : “En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré.” Les marxistes ont beaucoup à apprendre de l’idée radicale de la liberté des anarchistes, de leur refus de toute tyrannie, domination et oppression. Guérin parle aussi d’un “sérum anarchiste”, c’est-à-dire l’autogestion et la place centrale de l’individu dans un projet d’émancipation collective, à injecter dans les marxismes pour les voir se régénérer.

Vous évoquez, dans le livre, les municipalités autonomes rebelles zapatistes du Chiapas, le Rojava kurde et la Commune, comme quelques-unes des expériences les plus abouties d’alliance du marxisme et de l’anarchisme. Est-ce que cela signifie que celle-ci n’est possible qu’à l’échelle infra-étatique ?

Pour Rosa Luxemburg, l’étincelle de la conscience et de la volonté révolutionnaire s’allume dans le combat, dans l’action des masses »

« Peut-être, mais il faut pourtant bien penser la politique au-delà de l’échelon local. L’autarcie, ce n’est pas la solution lorsqu’on prend en compte ne serait-ce que la crise environnementale. Elle nécessite des espaces de coordination entre les différentes assemblées locales. Comment fait-on cela sans que ne naisse un monstre bureaucratique, corps séparé du reste de la société ? C’est une vraie question qui ouvre le débat sur la place de la délibération collective, le rôle des mandats – impératifs ou non – et la manière de contrôler les mandataires. »

Au cœur du geste de rapprochement entre marxistes et libertaires, il y a l’auto-organisation. C’était aussi un des mots d’ordre fort du mouvement du 10 septembre. Est-ce qu’à travers l’histoire que vous retracez il y a des figures qui vous semblent importantes pour penser le mouvement social actuel et l’aiguiller ?

« Rosa Luxemburg est toujours inspirante. Pour elle, l’étincelle de la conscience et de la volonté révolutionnaire s’allume dans le combat, dans l’action des masses. Elle résulte de l’action directe et autonome des travailleurs et ne peut s’apprendre “dans les brochures ou dans les tracts”. Ce qui est intéressant c’est qu’elle prend le mouvement social et analyse comment il peut se politiser lui-même.

« Un cadre auto-organisé se construit là où il a besoin de se construire : si les assemblées du 10 septembre se sont structurées ainsi, c’est que cela répond à une demande »

Durant la période des retraites quand l’intersyndicale dit “on n’empêche personne de reconduire la grève au jour le jour”, cela montre bien que les bureaucraties syndicales ne se donnent plus vraiment les moyens de s’opposer effectivement aux réformes. Et en même temps, la pression de la base a eu du mal à s’imposer au-delà du cadre des journées saute-mouton. Pour l’appel à la grève du 18 septembre, c’est pareil. Il s’est fait sous la pression de la base mais en même temps la réalité n’était pas à la reconduction le 19, y compris au sein des secteurs les plus combatifs. Penser par le bas nous oblige donc à nous interroger sur nos propres limites. »

Les assemblées générales, qui se sont multipliées un peu partout en France autour du 10, ont tenté de s’instituer comme espace d’auto-­organisation du mouvement, qu’est-ce que vous en avez pensé ?

« Ces assemblées étaient significatives, car elles ont réussi à ramener du monde. Et c’est ça qui a donné de la force au 10. Il y avait beaucoup de jeunes dans les assemblées et c’est une très bonne chose. Mais c’est aussi une des limites du genre, car cette population jeune, citadine et diplômée ne représente pas l’ensemble de la population dans son rapport de force réel du point de vue de la lutte des classes. »

Les discussions des assemblées étaient plus opérationnelles que politiques, vous y voyez un problème ?

« Moi ça ne m’inquiète pas personnellement. Je pense qu’un cadre auto-organisé se construit là où il a besoin de se construire. Si ces assemblées se sont structurées ainsi, c’est que cela répond à une demande. Préparer une action, c’est la base sur laquelle se constitue un noyau collectif, qui, au fur et à mesure de sa pratique, aura la maturité de discuter d’autre chose. Renouer, ne serait-ce que partiellement, avec ces assemblées c’est déjà important. Et puis le fait que l’on sorte d’une séquence des retraites où l’on avait perdu, alors que nous étions des millions dans la rue, ça aurait pu nous plomber durablement. Là, mine de rien, le gouvernement a dû remballer certaines mesures sous la menace. Même si ce n’est que partiel et que les attaques sont maintenues. Ce qu’il vient de se passer, quoi qu’il en soit, redonne de la confiance. Si cela s’arrête, ce sera sur un sentiment de frustration mais ce ne sera pas un sentiment de défaite. »

Propos recueillis par Niel Kadereit

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

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CQFD n°245 (octobre 2025)

Ce numéro d’octobre revient, dans un grand dossier spécial, sur le mouvement Bloquons tout et les différentes mobilisations du mois de septembre. Reportages dans les manifestations, sur les piquets de grève, et analyses des moyens d’actions. Le sociologue Nicolas Framont et l’homme politique Olivier Besancenot nous livrent également leur vision de la lutte. Hors dossier, on débunk le discours autour de la dette française, on rencontre les soignant•es en grève de la prison des Baumettes et une journaliste-chômeuse nous raconte les dernières inventions pétées de France Travail.

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