Contre la circulation des armes

Dockers de tous les pays, unissez-vous !

À Gênes, le Collectif autonome des travailleurs portuaires (CALP), est en lutte contre l’industrie de l’armement depuis 2019. Par des actions de traçage et de blocage des navires, il tente d’empêcher le commerce des armes entre l’Europe et le Moyen-Orient.
L. L. de Mars

« Port ouvert aux étrangers et fermés aux armes ». Ce slogan qui claque, c’est celui du CALP, le Collectif autonome des travailleurs portuaires (Collettivo Autonomo Lavoratori Portuali). Son credo ? Empêcher l’acheminement maritime des armes vendues par les pays européens, notamment aux dictatures du Moyen-Orient. Venus de la ville italienne de Gênes, où a été fondé le collectif, plusieurs de ses membres ont dernièrement fait le déplacement en France pour échanger autour de leur lutte. Après Marseille au mois de septembre, c’est à une quarantaine de kilomètres de la cité phocéenne, à Port-de-Bouc, que nous les avons retrouvés deux mois plus tard.

« Ces cargaisons et les guerres qu’elles nourrissent sont la cause directe de la fuite de milliers de personnes, qui ne sont pas des gens qui migrent mais des gens qui fuient – impossible de ne pas faire le lien », précise Ricky, un des dockers présents, qui insiste sur l’importance pour le collectif de mêler lutte antimilitariste et accueil des exilés.

Si pour le CALP les deux combats vont de pair, c’est à l’origine autour d’autres préoccupations que le collectif s’est constitué : les conditions dans lesquelles les travailleurs portuaires exercent leur métier. En 2009, la mort d’un docker provoquait les premières discussions entre les travailleurs du port de Gênes autour des problèmes de sécurité au travail. Deux ans plus tard naissait le CALP.

De l’indignation au blocage

Le tournant antimilitariste du collectif s’est quant à lui opéré quelques années plus tard. En avril 2019, le média indépendant Disclose révèle1 que des canons Caesar de fabrication française sont chargés dans l’Hexagone par la compagnie maritime saoudienne Bahri pour être livrés en Arabie saoudite. Disclose démontre que ces armes sont utilisées dans la guerre que la monarchie du Golfe mène au Yémen contre les civils2. Le 5 mai, le site d’investigation annonce sur Twitter qu’un navire, le Bahri Yanbu, doit prochainement transiter par la France pour un chargement d’armes. Suite à ces révélations, des ONG parmi lesquelles l’Acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) et l’Aser (Action sécurité éthique républicaines) se mobilisent pour dénoncer l’opération et le bateau renonce finalement à accoster dans le port du Havre. Les dockers de Marseille-Fos préviennent dans la foulée qu’ils refuseront eux aussi de charger des armes.

« La guerre commence entre autres ici, dans les ports d’Europe. »

Le navire se rabat alors sur le port de Gênes où il accoste le 20 mai 2019, à l’aube. Mais les dockers locaux se sont organisés en amont, bien décidés à empêcher le chargement. Ils ont notamment saisi les autorités portuaires, questionnant la légalité de la cargaison. Un préavis de grève est même déposé, empêchant de facto le chargement. Le jour J, une manifestation est également organisée avec l’aide d’associations. La grève est massivement suivie. Comme une évidence : « Dans la tête d’une bonne partie des travailleurs portuaires, il y a cette idée que le travail est quelque chose qui doit être utile, estime Ricky. Quand tu te rends compte que les chargements dont tu t’occupes sont composés d’armes, de bombes et de missiles qui vont servir pour des guerres, ça ne te laisse pas indifférent. »

Ce jour-là, le cortège qui agrège « du scout à l’anarchiste », selon l’expression de José, un des dockers présents aux côtés de Ricky, parvient à entrer dans le port grâce au découpage du grillage réalisé la nuit précédente. L’opération est un succès : le navire repart sans armes. Pour José, c’est avant tout le mélange des genres entre pratiques légales et actions directes qui a permis cette réussite. Mais cela tiendrait aussi au fait qu’ils ont su « décrypter la logique militariste et comprendre qu’au-delà du missile qui explose ou du tank qui pilonne, la guerre commence entre autres ici, dans les ports d’Europe ».

L’éclaircie ne dure pas

Cette victoire donne de la force au CALP. Le collectif continue ses actions de traçage et de faire pression sur les autorités portuaires, notamment en participant à la création de The Weapon Watch, un observatoire qui se concentre sur les armes entrant et sortant des ports méditerranéens. Les travailleurs du port tissent aussi des liens avec d’autres dockers, principalement dans les ports italiens de Trieste, Livourne ou encore Naples, afin de communiquer sur les allées et venues des navires.

En février 2020, le collectif tente une nouvelle mobilisation visant à empêcher le chargement d’un bateau qui doit transiter par Gênes avant de débarquer sa cargaison en Turquie, qui livre une guerre contre les Kurdes du Rojava. Alors que la CGIL, la Confederazione Generale Italiana del Lavoro – un imposant syndicat ouvrier – avait appuyé le CALP en 2019, ce n’est pas le cas cette fois. Amputée de ce soutien, la grève ne parvient pas à empêcher l’opération. Dans la foulée, les militants du CALP sont « visés par une enquête pour association de malfaiteurs et se font perquisitionner ». Ils sont encore aujourd’hui sous surveillance constante, ce qui limite leurs possibilités d’action. Le collectif se focalise depuis sur les liens avec les travailleurs des autres ports. Une coopération qui a abouti en juillet dernier à une assemblée générale en ligne réunissant des dockers de différents pays qui portent les idées antimilitaristes et pacifistes. À cette occasion, une grève internationale a été décidée. À l’heure où ces lignes sont écrites, son organisation suit son cours.

Nouer des contacts avec les dockers marseillais ?

Malgré des ramifications à l’internationale, le CALP peine à fédérer parmi la profession dans les Bouches-du-Rhône : à Marseille comme à Port-de-Bouc, les dockers du coin manquent à l’appel. La principale explication ? Rickie raconte que la plupart des membres du CALP ont quitté la CGIL à laquelle ils adhéraient jusque là pour rejoindre le syndicat USB (Unione Sindacale di Base), plus fermement ancré à gauche. Or, les dockers de Marseille-Fos sont traditionnellement affiliés à la CGT, elle-même liée à la CGIL par des accords internationaux historiques. Pas simple donc, pour la CGT d’apporter un soutien officiel au CALP. Pourtant, les dockers de la CGT avaient eux aussi refusé de charger le Bahri Yandu en 2019. Le syndicat s’inscrit d’ailleurs de longue date dans une tradition de lutte antimilitariste puisque les dockers de Marseille-Fos avaient refusé de charger des armes en 1949 pendant la guerre d’Indochine.

D’après Ricky, un autre élément pourrait permettre de comprendre les réticences de la CGT : le mode d’organisation du CALP, « moins pyramidal », qui repose sur une « parole autonome » du collectif. Mais le docker génois reste confiant. Même si cela prend du temps, le CALP n’abandonnera pas sa mission : construire des ponts entre les deux ports.

Pour Ricky, les alliances avec les dockers d’autres pays ne sont d’ailleurs pas les seules qui vaillent en matière de lutte antimilitariste : « Le marché de l’armement ne passe pas seulement par les ports, rappelle-t-il. Toutes ces entreprises ont des bureaux en ville. Certes, c’est dans les ports qu’on charge et décharge, mais le cœur et la tête de ces trafics sont ailleurs. » Et Ricky de conclure : « En France, vous avez aussi des usines, notamment dans la région, qui fabriquent des pièces dont vous ne savez peut-être même pas qu’elles participent à la construction de chars, de canons, de missiles. » À bon entendeur...

Elle Hache / Traduction Zona

On peut prolonger cet article par la lecture de la recension du livre Ventes d’armes, une honte française, publiée sur papier en encart de ce texte.


1 Dans une enquête intitulée « Cartographie d’un mensonge d’État », disclose.ngo (15/04/2019).

2 L’enquête de Disclose recense également 24 000 bombardements aériens entre 2015 et 2019 opérés par des avions de chasse en partie équipés par la France.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°204 (décembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...

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