L’intro du dossier de mars
Disséquons les riches
Chapardage et héritage sont les deux mamelles de la richesse (Louis Scutenaire)
Cela se sentait dès les premiers frissons de janvier : le mouvement social en cours exprime bien plus qu’un simple refus de cette énième réforme des retraites. Il suffit de lire les panneaux et banderoles brandis dans les manifs de France et de Navarre, qui semblent viser un peu plus que d’habitude – un effet post-Gilets jaunes ? – les nantis, les bourgeois, les nababs, les profiteurs, les ploutocrates… Bref, les richards. Le vieux slogan « Save the planet, eat the rich » [Sauvez la planète, mangez les riches] est de retour, entre un « Moins de super profits, plus de super pensions » et un « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères », tous deux pleins de bon sens.
En lançant ce dossier, on a commencé par tâtonner. OK, ça va barder, nom d’un Ravachol, le moment est bien choisi pour parler des turpitudes des rupins. Mais lesquels ? Les ultra-riches et leurs jets privés ? Les pauvres millionnaires qui n’ont même pas de quoi se payer un vrai yacht bien mastoc ? Les rentiers repus ? Les bourgeois à col en V ? Les héritiers qui la jouent self-made richoux ? Les patrons en haut-de-forme à la Zola ? Les dirigeants en tenue décontractée à la Zuckerberg ? Les potos à Macron ? Les gens qui ont peur de Poutou ? On n’a pas tranché. Dans le contexte actuel d’intensification de la guerre sociale menée par les élites et le patronat, on s’est dit, les riches = ceux qui sont à la tête ou bénéficient de cette offensive tous azimuts – contre les pauvres, mais aussi contre l’environnement, contre la décence et contre toute idée de société égalitaire et solidaire. Le riche, c’est celui qui non seulement a les moyens de ne pas s’offusquer du ratiboisage généralisé, mais qui en outre en profite, s’en réjouit, fait en sorte que le cycle se perpétue, voire s’aggrave…
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Vouloir creuser dans la tête des riches, comme on autopsie une grenouille (beurk !), c’est donc d’abord connaître l’ennemi.
Vouloir creuser dans la tête des riches, comme on autopsie une grenouille (beurk !), c’est donc d’abord connaître l’ennemi. Et ceci pour mieux savoir quoi lui opposer, dans la rue, au boulot ou sur un ring. Du pur Sun Tzu, L’Art de la guerre et compagnie, en finesse, avec méthodologie. Car une fois sortis des caricatures (du patron à l’ancienne suçotant son Montecristo raide comme un piquet aux dirigeants faussement décontract’ de la Silicon Valley) et des légitimes appels à l’échafaud, il y a tout un tas de riches ou très riches qui ne sont pas mus par une volonté démoniaque de semer mal et dévastation. Comme le politologue Édouard Morena, auteur de Fin du monde et petits fours, le rappelle dans les premières pages de ce dossier, les milliardaires tentent de plus en plus de se poser en bienfaiteurs de la planète. Soit la démonstration de la démoniaque capacité du capitalisme productiviste à tout récupérer à son profit – des énergies verdâtres aux envolées de Greta Thunberg.
Dans la suite de ce dossier « Science & vie des friqués », il est question d’œillères, de logiciel grippé de lecture du monde, de pilule goût TINA (le « There Is No Alternative » de Thatcher). Le moteur de tout ça, c’est avant tout une solide dose de connerie satisfaite, nous rappelle Nicolas Framont, auteur du nécessaire Parasites, dans un texte joyeusement percutant. [p. 14] Mais aussi une armée de larbins et de propagandistes multiformes, tels les influenceurs décérébrés qui zonent à Dubaï, chantres du « Quand on veut, on peut », ou les domestiques de grandes fortunes qu’étudie la sociologue Alizée Delpierre, autrice de Servir les riches. C’est que les grands de ce monde n’ont pas le loisir de gérer eux-mêmes les basses tâches, telles celles nécessaires à l’entretien de l’écurie de chevaux de course d’Édouard de Rothschild, où notre ami Éric Louis s’est un jour retrouvé en reportage involontaire. De quoi alimenter sans doute encore un peu plus votre haine anti-riches, un « sentiment » décidément bien français, comme le déplorent les fleurons des médias mainstream.
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Quand on traite d’un tel sujet de notre côté de la barricade, une phrase revient souvent ; professée par un ultra-riche, elle sonnait comme un aveu, voire un acte de contrition. Elle est de Warren Buffett, un temps homme le plus riche du monde : « Il y a une guerre des classes, évidemment. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » C’était en 2005. Sauf à vivre sur Mars (Elon), chacun sait que les inégalités entre très riches et très pauvres n’ont depuis fait que se creuser. Rien qu’en France, on compte en 2022 42 milliardaires, soit trois fois plus qu’en 2002. Leur richesse a été multipliée par quatre en dix ans ; parmi eux, huit sur dix auraient hérité de leur fortune.
Alors non, ceux qui manifestent contre la réforme des retraites ne se trompent pas de cible quand ils gueulent « Retraite en carton, voleur en Vuitton ». Et on l’aura compris, il ne s’agit pas seulement de vomir sur l’abondance ignoble de quelques uns face à la précarisation galopante de tous les autres : il s’agit seulement de rappeler qui sont les responsables du marasme. Jusqu’à ce qu’ils rendent des comptes. Jusqu’à ce qu’ils perdent.
Cet article a été publié dans
CQFD n°218 (mars 2023)
« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.
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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Vincent Croguennec
Mis en ligne le 03.03.2023
Dans CQFD n°218 (mars 2023)
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