Du côté des instits
Déserter ? Résister ?
Le concours de professeur des écoles, Angela s’en rappelle bien : « C’était plus compliqué que ce que j’avais imaginé, j’ai dû beaucoup bosser. » Avec Angela, on est amies depuis qu’on a quinze ans et j’essaie d’imaginer ce que « beaucoup bosser » signifie venant d’elle. Celle qui a décroché un bac scientifique mention très bien puis enchaîné avec une prépa physique-chimie et une grande école a toujours été du genre première de la classe. Ingénieure spécialisée en mécanique des fluides, elle a voulu bifurquer, après cinq ans de métier, vers un travail d’intérêt public. Elle a travaillé d’arrache-pied et terminé troisième de son département.
Une fois professeure stagiaire, elle déchante vite. Son année de stage est scindée en deux, entre des cours théoriques et une classe de 29 élèves dans une école à trente minutes de chez elle. « En plus de mes journées de travail, se souvient-elle, je préparais les cours, je faisais des fiches et je devais m’occuper de ma fille, car mon mari bossait le soir dans un Ehpad. » Les « fiches de prép’ », c’est une sorte de plan de cours quotidien détaillé que les enseignants stagiaires transmettent à leurs formateurs. Chronophage et pas passionnant, mais sa tutrice lui donne l’autorisation de les alléger. Sauf que quelques semaines plus tard, Angela se fait convoquer, notamment pour cette histoire de fiches, par l’inspectrice d’académie, qui lui remonte sérieusement les bretelles. Une expérience qu’Angela a logiquement peu goûtée : « Je me suis sentie tellement infantilisée que le reste de l’année, j’allais à l’école avec la boule au ventre. Je sentais les regards de ma hiérarchie peser sur moi et j’avais peur de mal faire mon boulot, je dormais six heures par nuit et j’ai pris seulement dix jours de repos. J’ai rarement senti autant de pression au travail ! »
« Dans notre profession, il y a un énorme mythe de la vocation, explique Arthur. Pour s’en sortir, il faut se dire : ce n’est pas à moi d’être bon, l’Éducation nationale m’a embauché, c’est sa responsabilité de me former. » Arthur et Louise sont professeurs des écoles depuis six et douze ans dans un quartier du nord-est parisien. Ils sont syndiqués à Sud éducation et membres du collectif Questions de classe(s) qui regroupe des enseignants mêlant souci de la pédagogie et luttes sociales. Arthur reste positif : « On a un acquis, c’est la liberté pédagogique. Tant qu’on suit les programmes, on est libre d’appliquer les méthodes qu’on veut dans notre classe. » Louise apporte quelques nuances : « En même temps, on est livrés à nous mêmes. Quand on a un problème et qu’on fait appel à nos supérieurs, comme ils ne peuvent pas nous venir en aide, ils nous disent “Faites de la pédagogie !” C’est très énervant parce que nous, on est des militants pédagogiques ! On sait que le problème fondamental n’est pas notre incompétence, mais le manque de moyens. »
Claire est professeure des écoles à Marseille. Il y a quelques années, elle a décroché. Après avoir enchaîné les arrêts maladie, elle décide de consulter une psy de l’Éducation nationale : « C’était au bout d’un long couloir, derrière les chiottes : le plus petit bureau du monde ! Il y avait une meuf, une table et une boite de mouchoirs. Alors moi, ben je m’assois, je pleure et je prends un mouchoir. Et là, la psy me sort un manuel scolaire. Elle avait le même discours que tous les autres. Si je n’y arrivais pas, c’était de ma faute. »
Alors qu’ils touchaient 2,2 fois le Smic en 1980, les profs en début de carrière ne touchent désormais plus que 1,14 fois le Smic. Moins valorisé, plus difficile, le métier devient intenable pour nombre d’enseignants. Le nombre de démissions augmente (de 172 dans le 1er degré en 2010 à 1 441 en 2021), tandis que de moins en moins de candidats se présentent aux concours. Le nombre de postes vacants a augmenté de 11 % en un an 1. En juin dernier, l’académie de Versailles en est même venue à collaborer avec Pôle emploi pour organiser une campagne de recrutement de vacataires en mode speed dating, 30 minutes par entretien ! Malgré ces « efforts » et les incantations du ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, clamant qu’il y aurait bien un enseignant par classe à la rentrée, nombre d’élèves se sont retrouvés au mois de septembre face à des estrades vides, symptôme évident d’un service public d’enseignement en pleine déconfiture.
L’année de sa titularisation, Angela est remplaçante. Elle apprend juste avant la rentrée qu’elle devra aller tous les mardis dans une école située à une heure de chez elle. Les autres jours, on l’appelle souvent le matin même, sans tenir compte de son temps de trajet. Résultat, elle passe sa vie dans sa bagnole, mais ne lâche pas l’affaire : « Malgré les difficultés, ma priorité, ça restait les enfants. Dans la classe du mardi, j’avais un élève violent. Avec mon collègue, on a suspecté qu’il subissait des attouchements à la maison. On a fait un signalement à l’inspection d’académie qui nous a répondu qu’on n’avait pas posé un cadre assez clair en classe. Encore une fois, on nous a renvoyés à notre incompétence, rien n’a été fait pour le gamin et j’ai appris qu’il avait fini en foyer un an plus tard. » Et de conclure, écœurée : « La vraie raison, c’est qu’il n’y a pas assez de place dans les CMP [centres médico-psychologiques]. »
Les profs que j’interroge disent tous avoir été confrontés à des enfants en grande souffrance sans pouvoir réagir correctement. « Sans les structures adéquates et sans formation, c’est très compliqué », explique Louise. Arthur renchérit : « L’an dernier, j’ai dû ceinturer des enfants qui étaient en crise toutes les semaines. C’est un geste que je fais pour protéger l’enfant de lui-même, mais la crise est un moment violent pour lui comme pour moi. C’est pas notre métier et on n’est même pas sûrs d’avoir le droit de le faire. Mais il y a des moments où on n’a pas le choix. » Et Claire d’admettre : « On essaie d’être bienveillants, mais les conditions font qu’il y a forcément de la maltraitance. »
« Ce qui me choque, dit Louise, c’est la distorsion entre la com’ et ce qui se passe réellement. Dans les médias, on entend parler de dispositifs géniaux qui ont été mis en place, mais quand on raconte notre quotidien à nos familles et nos amis, ils hallucinent. » Et de pointer l’annonce du passage à 12 élèves maximum dans les classes de CP relevant de l’éducation prioritaire, mesure phare du premier quinquennat de Macron : « Sur le papier, c’est une bonne idée, évidemment. Sauf que ce dispositif a été mis en place à moyen constant, ce qui veut dire qu’on n’a pas recruté plus d’enseignants pour pouvoir diviser les classes. Du coup, dans les autres niveaux, il a fallu mettre plus d’élèves. »
Pour Arthur, il reste des leviers de résistance : « Lors des mouvements de grève, on a créé des liens forts entre les écoles, les infos circulent, il y a de la solidarité au sein de nos équipes. Mais on a conscience que c’est un miroir déformant, car on est dans un quartier où les collègues sont très à gauche, très syndiqués, on n’est pas isolés. » Et d’insister sur la pédagogie : « C’est un champ à ne pas délaisser. Si on veut lutter contre le management, il faut qu’on ait du corps, qu’on développe une contre-culture professionnelle. »
Claire, justement, se forme sur son temps libre à la méthode Freinet 2. Elle est retournée en classe et a trouvé son style : « Je me marre en classe et je fais pas d’évaluations. Mon but, c’est de faire en sorte que les élèves n’aient pas mal au bide quand ils viennent à l’école. » Angela, elle, a continué à avaler les kilomètres et a fini par développer une sciatique. Elle a été mise en arrêt maladie, puis a pris une disponibilité. Finalement, elle a posé sa démission en 2021. Pour la première fois depuis que je la connais, ma pote a fait l’école buissonnière.
1 « Pénurie d’enseignants : de mal en pis », Mediapart (25/08/2022).
2 Pédagogie alternative mise au point au début du XXe siècle qui place les élèves comme acteurs de leurs apprentissages.
Cet article a été publié dans
CQFD n°215 (décembre 2022)
Dans cet ultime numéro de l’année, un dossier consacré à la déroute des services publics, de l’hôpital à l’Éducation nationale en passant par le Pôle emploi ou les pompiers. Mais aussi : la dissolution du Bloc lorrain, des exilés qui nous racontent le massacre de Melilla cet été, Amazon qui investit la région déindustrialisée des Asturies en Espagne, le gouvernement turc qui persécute les journalistes kurdes, des récits de vie de femmes engagées dans la lutte politique violente ou encore un reportage sur la lutte contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres.
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°215 (décembre 2022)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Junie Briffaz
Mis en ligne le 16.12.2022
Dans CQFD n°215 (décembre 2022)
Derniers articles de Pauline Laplace