Bureaucratie disciplinaire

En Italie, des demandeurs d’asile assignés à résidence

De février à juin 2024, Malima Matonya a travaillé dans un centre d’accueil pour les demandeurs et demandeuses d’asile situé dans la périphérie de Turin. Dans ces lieux où les conditions de vie sont de plus en plus précaires, les règles qu’impose l’État entraînent une quasi-assignation à résidence des exilé·es. Témoignage de l’intérieur du système.
Quentin Dugay

« Ne vous inquiétez pas si vous ne savez pas encore bien signer, vous allez pouvoir vous entraîner tous les jours » lance la coordinatrice générale d’un Centro di Accoglienza Straordinario [Centre d’accueil extraordinaire, ou CAS] de Turin, à un groupe d’exilés bangladais à peine débarqués du bus en provenance de Lampedusa. En Italie, les CAS, équivalents des CADA1 français, sont des centres gérés en délégation de service public par des associations, des coopératives sociales ou des entreprises sociales prenant en charge l’accueil des exilé·es demandeur·euses d’asile. Financés au nombre de places occupées (à la différence des CADA, qui le sont au nombre de places disponibles), ces structures ont à leur charge de faire signer quotidiennement une feuille d’émargement à chaque résident·e, attestant de leur présence dans le logement.

Un jour manqué et le couperet de l’expulsion peut tomber

Ce pointage journalier, obligatoire tout au long du séjour des demandeur·euses d’asile – qui peut s’étendre d’un à cinq ans selon la durée d’instruction de la demande ou du recours – est d’une importance capitale : un jour manqué et le couperet de l’expulsion peut tomber2. L’outil, à la fois administratif et comptable, régit ainsi toute l’organisation quotidienne des CAS : les travailleur·euses sociaux passent leur temps à courir après les signatures manquantes tandis que les demandeur·euses d’asile sont de facto assigné·es à résidence. Reportage au sein de l’un des quarante CAS de Turin, comme les autres pris au piège dans cet engrenage bureaucratique.

Tarification à la signature : une comptabilité de contrôle

Au 1er semestre 2024, une signature journalière équivalait à 28,73 euros versés par la préfecture. Sachant que ce forfait quotidien couvre l’essentiel des services aux demandeur·euses d’asile (environ 120 personnes étaient accueillies au CAS), le calcul du budget annuel de l’association est donc rapidement fait. Sans ces signatures : plus rien n’est possible. D’où ces discussions infantilisantes qui rythment les journées des travailleur·euses sociaux :

— Pronto ? Comment vas-tu ?

— Bien, bien...

— Hier tu n’as pas signé la feuille d’émargement. Peux-tu passer au bureau ? Ah ? Tu travailles sur Turin jusqu’à 22 heures ce soir ? Passe demain matin, on ouvre à 8h30. Tu pars à 7 heures ? Ok, on va remettre la feuille dans l’appartement, n’oublie pas de signer, c’est important, ça fait partie du règlement intérieur.

Ou bien : « Tu as trouvé du travail à Milan ? Tu sais que tu ne peux pas y rester, tu risques de perdre ta place ici.  » Mais aussi : « Tu travailles dans un kebab à San Mauro jusqu’à 2 heures du matin... Il n’y a pas de bus la nuit... Ah ? Tu dors chez des amis à Turin. Alors, signe lorsque tu repasses demain matin. »

Tout logement vide est considéré comme une perte d’argent

Cette gabegie administrative entraîne par ailleurs une course au remplissage des logements : tout logement vide est considéré comme une perte d’argent. Sauf que les moyens ne sont pas suffisants pour en assurer l’entretien et ceux-ci se dégradent à vitesse grand V. Les appartements sont des T3 partagés par huit à dix personnes3, leurs murs sont couverts de moisissures et ils sont sous-équipés en mobilier, électroménager et ustensiles. La tendance est de faire porter la responsabilité (financière) des dégradations aux usager·es, attisant ainsi les tensions.

Surveiller et punir

Les CAS turinois ont 72 heures pour charger sur une plateforme en ligne les feuilles d’émargement avec toutes les signatures de leurs résident·es à la préfecture. Si cela n’est pas fait dans les délais impartis, les feuilles restantes sont transférées en fin de mois. Si trop de feuilles arrivent en retard, cela éveille vite les soupçons de la préfecture. L’institution paie d’ailleurs des fonctionnaires qui contrôlent les signatures et mettent la pression aux directions des CAS, qui elles-mêmes harcèlent les travailleur·euses sociaux. Ces dernier·es se retournent, en bout de chaîne, contre les personnes hébergées. En février 2024, les « bénéficiaires » étaient expulsables du centre d’accueil après trois journées successives sans signer. Au printemps, le délai s’est réduit à 24 heures...

« Avec ces ­obligations administratives toujours plus chronophages, on passe plus de temps à justifier que l’on travaille qu’à travailler... »

Colocataires et employé·es falsifient régulièrement les signatures, ce qui n’est pas sans risque. En 2021, l’association qui s’occupe du CAS a écopé d’une amende de près de 500 000 euros, après qu’un salarié, horripilé par la paperasse et ce renforcement du contrôle, ait envoyé les mêmes feuilles à la préfecture en modifiant seulement la date. Coup dur, aux conséquences terribles : les salaires n’ont pas été versés pendant quelques mois et l’effort financier pour maintenir les logements a été mis en pause, accélérant leur dégradation. Après avoir assaini ses comptes, l’association a engagé deux personnes pour contrôler et charger quotidiennement les feuilles d’émargement. « Avec ces obligations administratives toujours plus chronophages, on passe plus de temps à justifier qu’on travaille qu’à travailler... » souffle un salarié.

Harcèlement institutionnel sans fin

Autre facette du harcèlement institutionnel : l’accueil des demandeur·euses ayant dépassé un certain seuil fiscal de revenu annuel, équivalent à 6 945 euros brut pour 2023, peut être révoqué lors de contrôles de la préfecture. Chaque printemps, une liste de noms arrive aux CAS afin de libérer des places pour les débarquements à Lampedusa plus nombreux en été. De quoi pourrir la vie des travailleur·euses exilé·es, à l’image de A., Bangladais employé de restaurant, expulsé au printemps 2024 pour avoir touché 7 000 euros en 2023 avant même que sa demande d’asile ne soit instruite. De son côté E., Ghanéen, ouvrier durant quatre mois à l’usine fin 2023, dépassait le seuil de 200 euros et ne trouvait pas de chambre sur un marché du logement où les immigré·es subissent beaucoup de racisme. Conséquence : il est resté dix jours de plus au CAS dans un climat de tension permanente liée au fait que sa place avait été réattribuée, tandis que la direction sommait les travailleurs·euses sociaux d’appeler les carabinier·ères pour l’évacuer.

L’accueil des demandeurs ayant dépassé un certain seuil fiscal de revenu annuel peut être révoqué lors de contrôles de la préfecture

A. et E. figuraient sur une liste de 22 personnes dont l’accueil avait été révoqué par la préfecture ce printemps-là. Expulsées en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elles auraient pourtant pu bénéficier d’un bref sursis : selon la loi italienne, les expulsions prennent effet seulement 24 heures après la réception par le CAS des documents officiels de « révocation de l’accueil ». Ici, les personnes concernées se sont vues forcées de quitter les lieux dès l’annonce de leur révocation, bien avant l’arrivée desdits documents officiels reçus… deux semaines plus tard.

Refuser l’insupportable

Dans ce climat de harcèlement administratif, les premier·ères concerné·es tentent parfois de se rebiffer. Au cours des dernières années, le CAS a connu à deux reprises des occupations des bureaux de l’association par les demandeurs d’asile qui protestaient contre leurs conditions d’accueil. La première était liée à la baisse de la valeur de la food card mensuelle et s’est terminée par l’envoi des gardes mobiles. La seconde fut motivée par la panne des chaudières en plein hiver.

D’autres CAS sont aussi devenus des lieux d’insubordination, à l’image de ce foyer de la coopérative sociale Sanitalia Service, en proie à une rébellion des exilé·es en juin dernier. Hébergé·es dans les montagnes au nord-est de Turin, les résident·es y étaient totalement isolé·es depuis un an, sans possibilités d’avoir une vie sociale ou de trouver un travail. Par mesure de rétorsion, la préfecture a redistribué les récalcitrants dans différents CAS en précisant bien qu’il ne fallait pas que les membres du collectif de lutte se retrouvent ensemble. Peur d’une contagion de la colère ?

Par Malima Matonya

1 Centre d’accueil pour demandeur·euses d’asile.

2 Seulement 20 à 25 % des ­demandeur·euses obtiennent l’asile en Italie et 40 % un titre de séjour après recours, les autres - majoritaires - rejoignent la cohorte des sans-papiers.

3 La loi italienne de 1975 qui définit le nombre minimum de mètres carrés par habitant ne semble pas s’appliquer au CAS

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CQFD n°234 (octobre 2024)

Dans ce numéro, on revient avec Valérie Rey-Robert sur ce qu’est la culture du viol dans un dossier de quatre pages, avec en toile de fond l’affaire des viols de Mazan. On aborde aussi le culte du patriarche et les violences sexistes dans le cinéma d’auteur. Hors-dossier, Vincent Tiberj déconstruit le mythe de la droitisation de la France. On se penche sur les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Italie, avant de revenir sur la grève victorieuse des femmes de chambres d’un hôtel de luxe à Marseille. Enfin, on sollicite votre soutien pour sortir CQFD de la dèche !

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