Le lion maoïste n’est pas mort

Dans la jungle rouge, terrible jungle rouge

Une guérilla maoïste toujours active en Inde ? Cela paraît improbable. Et pourtant, des bataillons de combattants y sont en lutte depuis plus de cinquante ans, malgré la féroce répression qui les frappe. L’anthropologue Alpa Shah leur a consacré un ouvrage : Le Livre de la jungle insurgée.
Illustration de Laura Pandelle

Mai 1967, ça chauffe au Bengale-Occidental. Dans le village de Naxalbari, des militants maoïstes lancent une insurrection, sous le slogan « La terre à ceux qui la travaillent ». Une traînée de poudre appelée à vite s’éteindre ? Que nenni. Cinq décennies plus tard, la guérilla dite naxalite, du nom du hameau en question, est toujours active dans plusieurs États de l’Inde. Et l’implantation de cette armée insurrectionnelle qui compterait plus de 10 000 membres semble solide, tant les liens entre ses combattants et les habitants sont forts. C’est notamment ce que montre Le Livre de la jungle insurgée – Plongée dans la guérilla naxalite en Inde1, impressionnant récit de l’anthropologue anglaise Alpa Shah, qui a vécu deux ans et demi dans un village reculé de l’est du pays.

Au cœur de son ouvrage, un périple de 250 kilomètres, « du Bihar au Jharkhand », à crapahuter de nuit en compagnie d’un bataillon naxalite se rendant à un rassemblement. Sept journées de tension, de précautions infinies pour échapper aux embuscades policières et de fatigue extrême. Au point de développer des super-pouvoirs : « Les naxalites appellent ça “dormir en marche”. Tous savent le faire. Quelques mois plus tôt, j’ai ri, incrédule, quand ils m’en ont parlé, sans imaginer une minute que j’en viendrais à partager leur vie au point de me retrouver à mon tour à dormir en marchant. »

Le peuple des hautes forêts

Dès les premiers chapitres de son récit, Alpa Shah tient à poser sa méthode de travail, à la fois rigoureuse et engagée. Elle se revendique de « l’observation participante » et de l’ » immersion de longue durée », aux antipodes de l’ » anthropologie de fauteuil ». C’est ainsi qu’elle gagne la confiance des populations locales, paysans adivasi2 refusant le système des caste, et finit par se lier d’amitié avec nombre d’entre eux. Au contact de ce « peuple des hautes forêts », elle saisit l’attrait de la guérilla, ce qui pousse les jeunes du coin à rejoindre ceux qui luttent armes à la main contre les grands propriétaires terriens et la rapacité des industriels qui s’attaquent aux ressources locales (notamment le bois).

Son récit de la marche avec les naxalites est ainsi parsemé de portraits aussi politiques que sensibles. On croise le vieux dirigeant Gyanji, mélange de sagesse et de fermeté, qui depuis la parution du livre en Angleterre (2019) a été emprisonné. Le jeune et ardent Prashant qui a rejoint la guérilla alors qu’il était encore minot. Ou Somwari, combattante se revendiquant de l’héritage d’Anuradha Ghandy, figure du mouvement aux écrits limpides : « Les femmes ont besoin de la révolution et la révolution a besoin des femmes. »

Pallier les manquements de l’État

Dans un pays soumis au pouvoir autoritaire de Narendra Modi, et alors que les inégalités ne cessent de s’y creuser, les naxalites n’ont clairement pas de solution miracle, englués qu’ils sont dans les luttes et totems du passé. Mais ils s’emploient dans les lieux où ils sont implantés à combler les désertions de l’État, créant des écoles et cliniques mobiles gratuites, dégageant les profiteurs de l’économie locale, qu’il s’agisse du commerce des feuilles de kendu (utilisées pour les cigarettes « bidis ») ou de la cueillette des fleurs de mahua en forêt. La clé de leur survie ? Outre leurs rapports privilégiés avec les populations locales, cette inscription dans un combat écologique beaucoup plus large, que rappelle la journaliste Naïké Desquesnes dans la préface : « Dire que la jungle s’insurge, c’est se rappeler le slogan “Nous sommes la nature qui se défend”, celui des luttes pour le climat du mouvement contre la COP 21 à Paris, ou encore de la campagne 2021-2022 des Soulèvements de la terre contre l’industrie, l’artificialisation et l’accaparement des terres : c’est se rappeler que l’humanité fait partie du vivant et qu’elle se dresse, en tant que partie intégrante de la planète, pour contrer sa destruction accélérée par les capitalistes. »

Émilien Bernard

1 Éditions de la Dernière lettre, mai 2022, traduction Celia Izoard.

2 Considérés comme les « premiers habitants de l’Inde », les Adivasi sont des populations issues d’une centaine de peuples vivant généralement dans des régions forestières.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°210 (juin 2022)

Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don