Logique marchande de guerre
« Chaque intervention militaire est une campagne publicitaire »
CQFD : De quand date la création d’un marché international de la domination sociale et du contrôle ?
Mathieu Rigouste : Les complexes militaro-industriels prennent leur essor au cours des deux guerres mondiales, à travers la montée en puissance, au sein de la bourgeoisie des grandes puissances impérialistes, de la strate qui tire profit de l’industrie militaire. Elle comprend son intérêt dans la marchandisation de la guerre permanente, avec une logique de fond : utiliser le contrôle dans une économie de restructuration du capitalisme. Ces liens entre grandes industries et marchandisation du contrôle se développent notamment dans l’après-68, lorsque les classes dominantes engagent une restructuration néolibérale en réaction au mouvement révolutionnaire mondial.
Rodrigo Nabuco de Araujo : Ce qui arrive après 1968 est l’aboutissement d’une longue évolution des rapports entre forces de l’ordre et armées, où la police a remplacé progressivement l’armée dans la gestion des conflits sociaux, notamment après les grandes grèves ouvrières de la fin du XIX e et début du XXe siècle, surtout dans le nord de la France et en Italie. Ce changement de méthode a beaucoup intéressé les pays latino-américains, qui envoient très tôt des officiers de police parfaire leur formation en Europe – dès 1905 et à chaque pic de protestation ouvrière. L’Amérique latine fait alors appel à des experts français, allemands ou italiens qui suivent le mouvement de leurs propres migrants (parmi lesquels de nombreux anarchistes italiens et français). Ainsi, la constitution d’un mouvement ouvrier international organisé pousse la police à suivre la marche et à s’internationaliser à son tour.
Quel est le rôle des États dans ce marché ?
R. : Au Brésil, il faut distinguer deux périodes. La première, où l’État a la main sur les échanges et détermine qui a besoin de quoi grâce à des bureaux d’études, privés ou publics, qui étudient les besoins des forces de police et de l’armée. Prenons l’exemple de l’hélicoptère, d’un usage tactique « multidimensionnel » : très utile aussi bien pour l’agriculture, le transport de personnes ou la surveillance, l’appui des troupes au sol et le transport de marchandises. Dans les années 1950, la question qu’on se pose est de savoir comment créer un besoin important pour cet outil auprès des forces de l’ordre ? Une fois le besoin installé autour de deux grandes idées, l’appui aux troupes au sol et la mise en place d’une force aéronavale, il s’agit de proposer des marchés qui puissent le satisfaire, d’associer les entreprises brésiliennes ou françaises (Sud Aviation, par exemple, qui fabriquait les hélicoptères légers) à travers la concession de licences de commercialisation, de montage et de fabrication. C’est le genre de processus où l’État garde encore une main forte sur les échanges. Mais à partir des années 1980, la libéralisation de l’économie ouvre une seconde période : l’État se désengage au profit des entreprises et laisse les rênes aux bureaux d’études privés pour analyser les conjonctures et proposer de nouveaux marchés, dont celui de la sécurité privée. La chute de l’Union soviétique s’accompagne d’une prolifération d’armes de toutes sortes à faible coût. Incapables de rivaliser, un grand nombre d’entreprises font faillite, et tout un milieu composé de dirigeants d’entreprises et de techniciens se disloque. C’est alors que ces gens-là partent chercher leurs bénéfices dans le domaine de la sécurité privée.
M. : Le processus est similaire en France. Dans l’entre-deux-guerres, des industriels construisent leur dynastie sur des contrats publics, pour combler les besoins militaires ou policiers de l’État au service des classes dominantes. Après 1968, les lois qui encadrent les marchés internationaux de l’armement puis de la sécurité sont dès lors pensées en collaboration étroite avec les industriels privés. Le secrétariat général de la Défense nationale supervise et autorise les ventes d’armes mais des structures hybrides se mettent en place, comme la Cofras1 ou la Sofema2 à travers lesquelles l’État organise son retrait partiel. La Cofras est par exemple conçue par et pour l’exportation de matériels et de savoir-faire vers l’Arabie Saoudite, et constitue un marché fondamental de la restructuration sécuritaire de l’impérialisme français. L’exportation et le transfert d’armements et de savoir-faire sont justifiés comme permettant de compenser les dépenses internes permettant à la France de tenir son rang au niveau international (armement nucléaire, maintien d’une armée capable de « projection », etc.). En échange, l’État se met au service des monopoles commerciaux privés.
Comment la politique étrangère d’un pays peut-elle influencer ce marché ?
R. : Les logiques économique et politique se nourrissent l’une l’autre. Le cas de l’Amérique latine est exemplaire puisque des pays non ennemis se projettent malgré tout dans des scénarios de guerre, créés de toutes pièces dans les années 1950-60. La guerre atomique est une éventualité lointaine et intangible pour ces pays, qui préfèrent penser en termes de guerre interne afin de concevoir un rôle pour leurs armées. Une dictature, c’est aussi la mise en place par des trusts multinationaux de cette logique de guerre interne, qui garantit le succès des marchands d’armes. Il est souvent difficile d’identifier les causes et les effets, mais il me paraît clair qu’en Amérique latine, on a d’abord fait le calcul des intérêts avant de lancer une telle guerre.
M. : À la suite du 13-Novembre, les liens entre le complexe militaro-industriel français, l’Arabie Saoudite et le Qatar ont été plus que jamais mis en lumière. En France, notamment dans les services de renseignement, des structures sont chargées de cibler les pays auxquels on va pouvoir vendre des armes. Le Rafale, par exemple, était un gouffre financier, il ne s’en vendait pas jusqu’à ce qu’il soit utilisé en Libye, en Afghanistan, au Sahel et maintenant au Mali et en Syrie. Au début du mois de décembre 2015, la France est devenue la deuxième nation vendeuse d’armes au monde, juste après les États-Unis. Chaque intervention militaire est une vaste campagne publicitaire, la démonstration d’emploi d’un armement, d’un savoir-faire, d’un réseau, d’une capacité de renseignement, etc.
R. : Derrière la guerre, on trouve la course à l’investissement technologique et industriel. Avant le Rafale, on a connu le Mirage puis les missiles Exocet, qui ont bénéficié d’un engouement sans pareil après leur utilisation par les Argentins durant la guerre des Malouines. C’est la logique marchande : une fois qu’on a testé le produit, qu’on a vu qu’il était efficace et rentable, il peut commencer à avoir du succès sur le marché.
Les nouvelles techniques de maintien de l’ordre comme les balles en caoutchouc, les canons à eau ou les drones visent à éviter l’affrontement au corps à corps. Qu’est-ce que ça implique vraiment ?
R. : D’abord moins de pertes sur le terrain, et un coût médiatique plus faible. À partir de 2010, la politisation de certaines classes populaires a posé problème au pouvoir brésilien. Il y a eu un changement dans les revendications sociales, une alliance entre des mouvements d’étudiants, organisés contre la hausse des prix des transports, et des classes plus pauvres victimes des politiques de déplacement de population, dans le cadre de l’organisation de la Coupe du monde de football. Mais les forces policières et juridiques ont su s’adapter, en s’inspirant largement du modèle français. Les forces de l’ordre avait besoin d’outils juridiques pour légitimer leur action, puisqu’elles n’agissaient plus seulement sur la classe populaire, n’inspirant aucun sentiment particulier , mais bien sur la classe moyenne et les étudiants, avec une voix médiatique portant beaucoup plus.
M. : On ne peut pas dissocier ces nouvelles technologies de pouvoir de la montée de révoltes de plus en plus régulières et transnationales. Des mouvements sociaux s’organisent, un nouveau mouvement révolutionnaire se structure, et les dominants ont besoin de force. Il n’y a pas que la logique du bouc émissaire et la logique économique, il y a celle de la destruction des possibilités d’autonomisation et d’émancipation collectives. Pour le coup, les drones et les matériels sub-létaux bouleversent le champ de bataille. Et ils entraînent des réponses : au début de l’invasion américaine en Irak, par exemple, des civils avaient réussi à se doter d’un logiciel permettant de récupérer l’information en possession des drones. Ils savaient ce que les drones savaient, ce qui leur permettait de se réorganiser, de se redéployer en fonction, et cela rendait la surveillance inefficace. Le logiciel revenait à 18 euros alors que chaque drone américain coûtait une douzaine de millions de dollars. Certes, le capitalisme sécuritaire s’adapte énormément, poussé par des raisons économiques, mais ça se fait toujours face à des résistances qui innovent elles aussi, sont créatrices. C’est un champ de bataille, et il y a du combat et de la créativité des deux côtés. Ce n’est pas parce que le pouvoir se renforce qu’il devient capable d’exterminer toute résistance. Au contraire, dans nombre de situations qu’il engendre et où il se donne les moyens d’intervenir, il fait face à l’émergence de nouvelles formes de révolte et d’auto-organisation. Le capitalisme sécuritaire tirant profit de la production et de l’encadrement de « désordres gérables », il ne semble menacé que par notre capacité à nous autonomiser collectivement et à nous rendre ingouvernables.
1 Compagnie française d’assistance spécialisée, branche de DCI (Défense Conseil International) chargée du transfert de savoir-faire.
2 Société spécialisée dans la rénovation et le commerce d’équipement militaire de première génération, fournissant un service de conseil auprès des groupes industriels étrangers.
Cet article a été publié dans
CQFD n°139 (janvier 2016)
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Paru dans CQFD n°139 (janvier 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 11.01.2016
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