Art & violences policières

Cachez ce mort que le Puy-de-Dôme ne saurait voir

À Clermont-Ferrand, le Conseil départemental a exclu d’une exposition artistique une œuvre faisant référence à Wissam El Yamni, passé de vie à trépas après avoir été interpellé par la police.
Par Thierry Toth

Le 1er janvier 2012, Wissam El Yamni fête le Nouvel An sur un parking du quartier populaire de la Gauthière, à Clermont-Ferrand. Cette nuit-là, une voiture de police est visée par des cailloux. Wissam est arrêté et sévèrement malmené : il tombe dans le coma et décède quelques jours plus tard. Huit ans après, alors que l’instruction judiciaire touche à sa fin, aucun policier n’est mis en examen… Et voici que le Conseil départemental du Puy-de-Dôme, dirigé par le macroniste Jean-Yves Gouttebel, tente de jeter un voile pudique sur cette affaire embarrassante.

Récapitulons. Fin 2018, l’institution est sollicitée par une association artistique pour co-organiser une exposition s’inspirant des Trente-six vues du mont Fuji, célèbre série d’estampes du peintre japonais Katsushika Hokusa (1760-1849). À la sauce auvergnate, ça donnera Trente-six regards sur le puy de Dôme – le volcan qui domine Clermont-Ferrand. Parmi les œuvres créées pour l’occasion, une sérigraphie fait référence à l’affaire El Yamni. De manière suggestive : aucun être humain ne figure sur l’image. On aperçoit seulement des immeubles, un véhicule de police, des chiens-loups (Wissam a été arrêté par la brigade canine) avec, en arrière-fond, le puy de Dôme dans la nuit. Seul le titre est explicite : Wissam El Yamni 1981-2012.

C’est en déjà trop pour la direction culturelle du Département, qui décide d’évincer l’œuvre de l’exposition. Sur son blog, l’artiste s’indigne : « Que mon travail ne passe pas dans le cadre institutionnel du Conseil départemental, après tout je survivrais, écrit Thierry Toth. Mais il ne s’agit pas de ça ici, il s’agit de taire ce nom, participer au tabou ; et ce que ça révèle de la lâcheté institutionnelle, de la violence que subit la famille El Yamni depuis plus de huit années maintenant, d’autant plus dans le contexte actuel de violences policières… »

Contactée par CQFD, la direction culturelle se justifie ainsi : « La collectivité [a] un devoir de réserve face à une affaire judiciaire qui […] est toujours en cours d’instruction. » Une explication pour le moins « tirée par les cheveux », estime une avocate spécialisée en droit de la fonction publique : « À mon sens, le devoir de réserve ne s’applique pas aux personnes morales, mais uniquement aux personnes physiques », explique-t-elle. Et de poursuivre : « Ça renvoie au principe de neutralité du service public. Ça peut s’entendre, mais dans le domaine de la culture, ce principe doit s’articuler avec la liberté d’expression de l’artiste… » Bref, dans le cas d’espèce, la décision départementale « peut s’apparenter à l’exercice d’une sorte de droit de censure ». Nous avons demandé à la collectivité sur quelle base juridique reposait son prétendu « devoir de réserve » : pas de réponse.

En protestation, cinq autres artistes se sont retirés de l’exposition, qui se tiendra tout de même cet été. De son côté, Thierry Toth a tiré sa sérigraphie à une dizaine d’exemplaires : « Je vais les vendre au profit du collectif Justice et vérité pour Wissam. »

Clair Rivière
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