Fuck les rides, dit-elle
Brigitte Fontaine : « Du temps où j’étais vieille »
« Les vieux sont jetés aux orties / À l’asile aux châteaux d’oubli / Voici ce qui m’attend demain / Si jamais je perds mon chemin / J’ai d’autres projets vous voyez / Je vais baiser, boire et fumer / Je vais m’inventer d’autres cieux / Toujours plus vastes et précieux / Je suis vieille et je vous encule / Avec mon look de libellule / Je suis vieille sans foi ni loi / Si je meurs / Ça sera de joie. »
(« Prohibition », 2009)
D’abord, rapport à ce dossier, je lui pose la question de l’âge, de son ressenti en la matière, des recettes pour rester libellule virevoltante plutôt que pesant nougat. Mais ce n’est pas si simple. Rien ne l’est d’ailleurs, avec elle, qui rebondit toujours là où je ne l’attends pas, ricanant de mon tournis.
Si j’en crois tatie Wikipédia, Brigitte Fontaine est née le 24 juin 1939 à Morlaix dans le Finistère, ce qui lui ferait la bagatelle de 81 ans et des brouettes. Or, elle est infiniment plus jeune que cela. Et largement plus vieille. C’est d’ailleurs ce qu’elle chantait dans « Delta » (2013) : « Mes jambes de cavale / Font tomber tous les mâles / Eh oui je me la pète / Je suis une nymphette / De plus de 20 000 ans. »
La discussion lancée, elle opte en premier lieu pour le constat sans fard : « Je me sens vieille, très très vieille, assignée à résidence de mon âge », lâche-t-elle, alternant toux rocailleuse de fumeuse invétérée et soupirs las. Avant de proclamer l’inverse dix minutes plus tard en évoquant son tube anti-âgisme « Prohibition »1 (2009) : « Oh, ça c’était avant, du temps où j’étais très âgée. Désormais j’ai rajeuni, je ne suis plus du tout la même. » Et de rire, emportée par une quinte joyeuse. Presque enfantine.
Il y a là toute l’essence de Brigitte Fontaine et de son rapport au temps. Vieille, jeune, ça ne veut pas dire grand-chose pour elle, tant ce qui lui importe est ailleurs, dans le flux de la création et de la poésie. On peut se lever avec mille ans d’âge, les genoux cagneux comme des charnières rouillées, puis, dans la minute qui suit, gambader comme un Rimbaud adolescent. Il suffit pour cela d’invoquer l’immortel poète, comme elle le faisait dans ces vers, tirés de son livre Chute et ravissement (2017, Actes Sud) : « Arthur / Peux-tu nous aider à traverser la rue ? / Nous sommes des vieilles dames vaincues / Des vieillards surgelés / Des bébés mort-nés. »
Sorti début 2020, son dernier album s’appelle Terre Neuve2. Électrique, nerveux, bourré d’imprécations et d’envolées, il se déroule comme l’exploration d’un continent mythique, tâtant ces rêves et horizons qu’énumère le titre éponyme : « Rires mordants / Petit Satan / Chants de mourants / Lever du jour / Crimes hilarants / Chansons d’amour / Terre neuve. » Et c’est bien de cela qu’il s’agit : face à la vie, gambader en exploratrice, sagaie créatrice à la main. C’est ce qu’elle me confie après avoir malicieusement feint de ne plus se souvenir du titre de l’album : « Ah oui, c’est vrai, j’arrive jamais à me rappeler comment il s’appelle. Mais Terre Neuve ça lui va bien. Parce que c’est exactement comme ça que je fonctionne : je parcours un nouveau territoire. Je vais voir. Je découvre. Et c’est pas fini, j’ai plein de trucs à faire. Soyez prévenu : je lâcherai jamais. »
Attendant que reprennent la promotion de l’album et les concerts afférents, elle occupe la présente période à écrire des poèmes chez elle, sur la parisienne île Saint-Louis. « Ils ne veulent pas me lâcher », dit-elle, évoquant les tyranniques démons de la création. « Je ne peux pas m’empêcher d’écrire de la poésie. Je suis obligée. On croit toujours que je suis libre, mais non, je n’ai pas l’honneur et la joie d’être libre. Mais j’ai l’honneur d’être3. » Puis elle bifurque : « Je ne suis pas musicienne », confie-t-elle, se revendiquant comme « poétesse ». C’est alors qu’elle me prévient : pas question de la désigner du terme d’ « écrivaine », si laid à ses yeux, sous peine de terrible colère – « Si vous me traitez d’écrivaine, je vous tue. » Je ne m’y hasarde pas.
Au lieu de ça, on rebondit sur la question de sa jeunesse. Serait-ce sa créativité débridée qui la placerait au-dessus des contingences temporelles ? « Je ne sais pas. Je suis une vieille prodige. Je fais des trucs que des petites de vingt ans ne feraient pas. Mais c’est vrai que l’âge fausse tout. Par exemple je suis sûre que vous m’imaginez avec un chignon gris et une cafetière rouge à pois blancs. Alors que non. Là, je suis allongée. J’ai un pied levé vers le plafond, les cheveux très longs et une grande chemise qui descend jusqu’aux pieds. Je porte aussi un legging en vinyle. » Et d’embrayer sur son leitmotiv : « Bouger bouger bouger, le plus loin possible. C’est tout ce qui m’intéresse. »
Des envies d’affriolants tropiques ou de pôles mythiques ? Pas vraiment, tant la notion d’exploration est avant tout intérieure chez Brigitte Fontaine, surtout en cette période de Covid. Il s’agit de faire de chaque instant et chaque mot un hameçon tendu vers une forme de grâce débraillée, toujours en mouvement, oscillant entre gros fuck, proclamation magique et convocation de l’absurde. « Si j’avais du fric, vous savez ce que je ferais ? Je dépenserais tout dans des habits. Je rêve d’une longue robe, avec des fibres et des nouilles qui dépassent un peu partout. Pas des diamants, parce que les diamants ça fait mal. »
Le coup de fil que je lui passe n’est pas très long, une quarantaine de minutes, mais elle trouve le temps de me lancer quelques amabilités. « Vous n’avez pas l’air très cultivé », juge-t-elle peu après le début de notre conversation, bim. Et ensuite, confrontée à une interrogation bénigne sur son dernier album : « Je ne réponds pas à ça. » Quant à mes questions, elle y voit « un interrogatoire ». Pas grave, au fond. Car dans le même temps elle rit, joue, s’envole dans ses pensées, désosse la gravité. « Je suis autoritaire, vous voyez. Pourtant je suis aussi très gentille, très docile et très mignonne. »
Si on peut y voir une forme de légèreté imposée, je préfère y déceler sa liberté, non négociable. D’autant que sur certains points elle se révèle soudain habitée. C’est le cas quand elle parle du morceau « Vendetta », sur lequel elle lâche toute sa rage contre le « sexe fort » : « Assez parlementé / Vive la lutte armée / Qu’on empale tous les mâles / Et qu’on châtre les psychiatres. » L’évoquant, elle commence par s’amuser : « Oui, j’y suis allée fort. » Puis elle se fait sérieuse : « Ça fait partie de mon œuvre depuis toujours. Dès le début, je luttais pour les femmes. Avant le féminisme, même, quand j’étais très vieille. Si je travaillais, si je luttais, si je trimballais mon art, c’était avant tout pour elles. Pour apporter une pierre à l’édifice et faire en sorte que les femmes soient reconnues comme créatrices. J’ai pu ouvrir certaines portes, je crois. »
Même sérieux quand il s’agit d’évoquer les impasses de la création actuelle : « On traverse une période de décadence artistique. La création est en baisse : en peinture, musique, littérature, poésie, la stérilité s’impose. Les artistes ne font que copier ou recopier les copains, défunts ou pas. Les instruments ont beau différer, c’est la même chose. On n’a plus rien à dire, à peindre ou à jouer. » Et ça, elle n’en veut pas, même pour tout l’or du Pérou : « Je veux inventer, toujours toujours, et tant pis si ça ne rapporte pas. » Le moment pour elle d’évoquer les camarades de création de jadis, notamment les récemment emportés Christophe et Jacques Higelin : « C’étaient les fervents. Je les aime. Avec Jacques, j’ai perdu le frère de toute une vie. Mais elle n’est pas finie, cette vie, et c’est pas demain la veille qu’elle prendra fin. »
Quand elle m’annonce que l’entretien touche à sa fin, je lui cite son morceau « Parlons d’autre chose », l’invitant à terminer sur la note qu’elle désire. Ni une ni deux, elle convoque la pythie Duras4, en point d’orgue :
« Détruire, dit-elle. »
Et sur ces ruines, elle rebâtira son empire.
1 Morceau posant le beau slogan intemporel « Je suis vieille et je vous encule ».
3 Référence à l’un de ses récents albums : J’ai l’honneur d’être (2013).
Cet article a été publié dans
CQFD n°194 (janvier 2021)
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Paru dans CQFD n°194 (janvier 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Emilien Bernard
Mis en ligne le 23.01.2021
Dans CQFD n°194 (janvier 2021)
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26 février 2021, 21:38, par C’est normal
Bien entendu que c’est une poétesse ! Brigitte Fontaine c’est une grosse œuvre, réalisée avec son compagnon Areski Belkacem, qui mérite d’être connue . "Vous et nous" (album de 1977) est un trésor textuel et musical à écouter impérativement tant il aborde des thèmes d’actualité (Patriarcat et le Brin d’herbe) . Longue vie à La Libellule !