En 2007, à la question « Qu’adviendra-t-il le jour où Hugo Chávez mourra ? », une afro-descendante du quartier de La Vega, à Caracas, répondait : « Tout ça est irréversible ! » Cette affirmation n’avait rien d’exagéré dans la bouche de cette grand-mère de cinquante ans qui venait tout juste d’apprendre à lire. Sa confiance en soi engrangée au cours de la « révolution bolivarienne » est à mettre en lien avec sa place initiale dans la société et certains changements dans sa vie quotidienne. Ce n’est pas un détail mineur, si on met en perspective tout ce qui s’est passé dans ce pays latino-américain durant les deux dernières décennies. L’horizon existentiel de millions de Vénézuéliens a réellement changé depuis la victoire électorale de 1998, quand Hugo Chávez, ex-militaire bolivarien, a mis en déroute la candidate de l’oligarchie, qui n’était autre que la Miss Univers 1981 – tout un symbole du petit nuage sur lequel vivait la minorité privilégiée du pays.
Bien des choses ont changé dans un pays où, avant 1998, la participation électorale ne dépassait pas les 30 % – et pas parce que les gens croyaient que l’abstention favoriserait le discrédit de la politique institutionnelle et préparerait un soulèvement populaire, mais simplement parce que la plupart des citoyens ne savaient même pas qu’ils pouvaient choisir la forme de gouvernement qu’ils voulaient. Le capitalisme sauvage et corrompu qui dirigeait le pays les avait exclus des droits les plus élémentaires au bien-être et à la participation politique. Fatalité radicalement ébranlée après le coup d’État patronal raté de 2001, lorsqu’un cartel d’entrepreneurs, de généraux et de médias échoua à renverser Chávez grâce à la mobilisation des habitants des zones les plus pauvres de Caracas. À partir de là, une dynamique « socialiste » s’affirma, même si elle n’était pas ouvertement exprimée par les slogans qui structuraient les changements sociaux.
Dans le même quartier de La Vega où habitait cette grand-mère « irréversible » – qui se disait profondément chaviste au sens le plus fan du terme –, il existe une expérience autonome et assembléiste antérieure au « processus bolivarien ». Au sommet d’une des collines où s’accrochent les banlieues de la capitale, Las Casitas est un espace communautaire géré par un groupe de riverains inspirés par une longue trajectoire militante de défense de leur territoire. D’inspiration libertaire, et d’une identité métisse et populaire revendiquée, un activiste de Las Casitas décrit ainsi ce qu’il se passait dans le pays en 2007 : « L’important, ce n’est pas ce que fait le gouvernement de Chávez, mais plutôt ce qu’il laisse faire. » Il soulignait ainsi les marges de manœuvre qu’avait permis l’évolution du processus chaviste pour les expérimentations autogérées comme la leur. Dans le cas de Las Casitas, la transformation sociale est palpable dans la cantine populaire qui, sans aucune subvention publique ni avant ni après 1998, est passée de quelques douzaines de couverts par jour à près de mille convives. Pas comme un service de charité, mais comme un lieu de rencontre, une sorte de centre social qui agglutine tout un tas d’activités sportives, culturelles et coopératives, avec sa grande bibliothèque et sa radio communautaire. Un espace de « pouvoir populaire » dans le meilleur sens du terme.
Il est évident que le Venezuela n’a pas été un paradis du socialisme à visage humain à l’avant-garde de la lutte contre le capitalisme. Avec Nicolás Maduro, et sans doute aussi sous Hugo Chávez, le régime est tombé dans les travers les plus lamentables. Le symptôme le plus évident était la corruption, mais aussi la manipulation et une injonction à l’unité inhibant tout dissensus face au culte de la personnalité. Mais il serait injuste de s’en tenir à cette critique en passant à côté de la réalité des quartiers pauvres, là où les habitants ont revendiqué et pris à leur compte le droit aux services de base, comme l’eau potable, la santé, l’éducation ou la distribution des produits alimentaires. Questions vitales que l’hypocrisie de la minorité privilégiée, très blanche de peau, dénonce comme de l’assistanat ou du clientélisme, elle qui ne jure que par la liberté de marché et la démocratie occidentale. Piège dans lequel est tombé toute une critique « de gauche » du processus vénézuélien. Comme si l’on ne pouvait être que dans l’admiration béate ou la négation radicale de tout ce qui se passait là-bas.
Mes amis vénézuéliens préfèrent parler de complicité objective entre le travail de sape de la vieille oligarchie et la caste des cadres, officiers et autres gérants de l’officialisme bolivarien qu’on soupçonne d’être passés à l’ennemi avec armes et bagages. Ce qui a provoqué des situations intenables telles que les décrit Adriana, membre d’une coopérative agricole dans l’État de Táchira : « Il n’y a plus de semences, plus d’engrais, plus d’eau, et pas d’argent non plus pour importer les aliments que, par force, les paysans n’ont pu produire. Les pétrodollars, ils se les partagent entre militaires traîtres et patrons, avec toute la bonne conscience de leur classe maudite ! Ce qu’ils veulent, c’est nous affamer pour nous soumettre à nouveau. » Des centaines d’expérimentations sociales, déjà en butte ces derniers temps à une bureaucratie vénale et immobiliste, doit aujourd’hui entrer en résistance contre un nouveau pouvoir qui, celui-là, leur est ouvertement hostile.
On pourrait comparer la situation actuelle au Venezuela avec celle du Nicaragua après la défaite électorale des sandinistes en 1989, mais le contexte est différent. Le bloc soviétique a disparu et il n’y a pas eu de conflit armé avec des contras soutenus par les États-Unis. Même si dans les deux pays on a assisté à un très critiquable culte du leader, on a connu au Venezuela un vrai chamboulement culturel qui a permis aux populations dépossédées de récupérer une fierté et une conscience historique bafouées depuis cinq siècles. On ne peut pas réduire cette dynamique-là à un simple effet du discours « populiste » de Chávez. Là où les révolutionnaires du passé avaient les yeux rivés sur le XIXe siècle européen, on a vu les figures de Sandino, Bolivar, Zapata revenir habiter l’imaginaire latino-américain, au Venezuela, en Bolivie, en Équateur, en Uruguay…
Les lectures critiques de la situation actuelle au Venezuela qui omettent de prendre en compte cela, qui sous-estiment la force des expériences vécues et des alternatives collectivement construites, nient un peu vite le chemin parcouru depuis 1998. Peut-être parce que, au départ, ce changement a surgi du sein de l’institution la plus crainte en Amérique latine : l’armée. N’oublions pas qu’au verso de la carte postale d’un Hugo Chávez souriant à une colombe posée sur son épaule, il existe des centaines de coopératives de production et de distribution, de radios et de journaux communautaires et d’initiatives sportives et culturelles autogérées qui ont grandi à l’ombre ou en marge du chavisme. Preuve qu’on peut changer la réalité d’en bas, en parallèle à des processus politiques évidemment critiquables. C’est en ne perdant pas tout ça de vue que l’on pourra tirer les leçons nécessaires aux prochaines tentatives d’émancipation.