Dossier « La fatigue démocratique »
Bernard Aspe : temps et liberté de la politique
Marseille, boulevard Saint-Just, le 19 avril 2017, 20 h. Les lacrymogènes de Proust lancées par la police nous ramènent au printemps dernier. Nous scandions alors le refus de la loi Travail et surtout de son monde. Pour le moment, nous sommes en direction du Dôme pour rappeler à Marine Le Pen qu’elle est en première ligne de ce monde que nous abhorrons. Elle n’est pas la seule, loin de là. Nous faire représenter ? Non merci : la démocratie et la politique se font ici et maintenant, pas dans un isoloir. Ce 19 avril, nous retrouvons donc ce que nous avions laissé en suspens, traces de pas dans le sable du capital : le temps de la politique.
Bernard Aspe réfléchit et écrit depuis longtemps sur ces questions, seul ou en bonne compagnie. Selon lui1, la démocratie, davantage qu’un régime politique, est une culture dans laquelle baignent nos pays « occidentés ». Elle se caractérise par l’impossibilité de contourner la forme du consensus : quand il s’agit de politique, il faut qu’on tombe d’accord d’une manière ou d’une autre. Dès lors ne peut être entendue la division que fait apparaître tout acte politique, à savoir le conflit entre celles et ceux qui portent un acte d’interruption d’un processus social et celles et ceux à qui il s’adresse, voire s’impose.
Selon Bernard Aspe, la démocratie implique également un rapport particulier à la liberté, puisque celle-ci s’entend comme « libre choix de chacun pour ce qui concerne tous les aspects de son existence ». Cette liberté, c’est celle qu’exalte le capitalisme contemporain et ses relais quotidiens, celle du temps pointilliste2. Imaginez-vous entouré·e d’une nuée de points. Chacun d’entre eux recèle une promesse : celle de vous procurer la pleine réalisation de votre vie. Mais il y a un piège : dès que vous explorez l’une de ces possibilités offertes par le capital (contre monnaie sonnante et trébuchante), c’est toutes les autres que vous délaissez. Car il est justement essentiel que cette promesse de plein accomplissement soit à chaque fois déçue : « Dans son rapport à l’occasion nouvelle qui s’ouvre à lui, le sujet de l’économie doit à la fois être engagé comme pour la pleine réalisation de lui-même et conserver une sorte de réserve qui prépare la déception. Car ce qui est avant tout protecteur dans le temps pointilliste, c’est la multiplicité des occasions qui peuvent s’ouvrir. Le sujet de l’économie souhaite avant tout avoir à portée de main une réserve de subjectivités disponibles qu’il n’a pas encore essayées. »
Prenons l’exemple d’un engagement associatif, que je me donnerais enfin la possibilité de réaliser. Personne ne peut me garantir que tout ce temps passé à m’engager, à rencontrer des personnes, à les aider, sera celui où je me réalise le mieux. Que ces instants ne seront pas mieux utilisés ailleurs. Dans un tour du monde, par exemple, ou dans une histoire amoureuse que j’investirais vraiment. C’est pour cela que je dois me tenir aux aguets, guetter la baisse d’intensité dans le présent et les signes d’opportunités de réalisation ailleurs. Toujours garder un pied dedans, un pied dehors.
Pour Bernard Aspe, la conquête de la liberté et du temps par le capital est ce que la politique doit affronter. Pour ce faire, assumer la division, le conflit mais aussi vivre dès aujourd’hui une autre liberté en commun, un autre temps partagé. Ce geste, celui d’assumer le fait qu’il ne faut pas remettre à plus tard ce qui est visé dans la politique, c’est la condition du renversement du temps capitaliste : « La communisation réelle n’est pas un horizon, ou ce qui devrait suivre une révolution réussie, mais ce qui, d’avoir lieu au présent, ouvre la possibilité d’une reprise de ce qui dans le passé est demeuré inaccompli3. » En effet, le temps pointilliste du capital renvoie à un temps bouché, à un présent coincé dans un passé névrotique, lequel se répète encore et encore et annihile tout futur en projetant des attentes imaginaires immanquablement déçues. Piégés dans ce présent, les sujets de l’économie, bien conscient-e-s pourtant de l’état du monde et du précipice vers lequel nous courons, n’ont « pas le temps » de s’occuper de politique. Ils s’y frottent éventuellement « en plus », quand le cours de la vie le permet. Pourtant, il est nécessaire que « je n’ai pas le temps » devienne « le temps presse ». Il s’agit dès lors de penser la manière dont il serait possible d’inverser la flèche du temps.
Mais pour ce faire, il faut toucher du doigt une autre liberté et partir d’elle. C’est celle que désigne René Char quand il évoque la nécessité d’« agrandir le sang des gestes ». Dans les mots de Bernard Aspe, cette liberté se nomme transindividualité et désigne cette part de notre être qui ne nous est pas propre, sur laquelle nous n’avons pas prise et qui pourtant est là, en devenir. C’est quand cette part de notre être rencontre celle d’autres êtres, souvent par hasard, que se produit une transformation commune. Manière soudainement différente de ressentir et de percevoir une situation, façon de penser inédite, automatismes communs d’actions et de réactions, usage de tournures de phrases, de mots, d’expressions nouvelles et empruntées sans le vouloir aux autres êtres : « L’expérience de la transindividualité peut être comprise comme ce qui conduit l’individu à étendre ses propres limites. S’il est vrai, comme le dit Kierkegaard, que “la liberté est ce qui élargit”, alors l’individuation collective peut être vue comme l’expérience concrète, physique, de la liberté 4... Mettre au service de la valeur économique cette transindividualité qui nous fait devenir autre dans le même temps qu’elle ouvre à un partage singulier au sein du collectif : les émotions deviennent perceptions et les perceptions deviennent des émotions5.
C’est depuis le vécu de cette singulière forme de collectif et à son attachement que nous pouvons renverser la flèche du temps pointilliste pour inventer le temps de la politique. « Le temps presse ». Le sable du désert du capital nous entoure et nous assèche. Y subsistent nos oasis : nos amours, nos amitiés, nos créations... Ce à quoi nous tenons et qui nous fait tenir. Or, compter sur ces oasis comme des refuges, c’est risquer d’y ramener toujours un peu de sable lorsque nous nous y abritons, revenant de nos luttes contre les siroccos du désert capitaliste.
Pour Bernard Aspe, c’est à partir de ces liens, à partir de ce qui nous tient qu’il nous faut affronter l’aridité de l’économie et de son monde. Il s’agit alors de penser la manière d’exposer ces oasis à la politique6. C’est depuis ces sources de vie qu’il nous est possible de comprendre le passé et cet héritage des luttes comme des traces laissées dans le sable qu’il s’agit de reprendre. Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. C’est depuis cette confiance dans le collectif transindividuel et ses perspectives d’élargissement de la vie que nous pouvons nous confier aussi bien à la radicale indétermination du futur qu’à la nécessité impérieuse de le reconquérir des mains du capital.
Bref, c’est depuis une réinvention de ce que peuvent signifier autonomie et communisme, depuis la nécessité d’articuler les mots et les gestes de la politique et de la vie, de prendre soin du commun et de penser le conflit contre le capital, que nous pourrons vivre ce temps si particulier de la politique, où l’horizon du communisme se confond avec son présent, mêlant irrémédiablement, tragiquement, moments de joie et moments de lutte.
1 Bernard Aspe, L’instant d’après, La Fabrique, 2006.
2 Ibid.
3 L’instant d’après, op. cit., p. 98.
4 Bernard Aspe, « (In) consistance du collectif : le démoniaque, probablement ». »
Pour le capital, il s’agit bien de capturer cette expérience transindividuelle, se réserver cette forme privilégiée de relation dans des collectifs propres à ne pas enrayer la capitalisation : coworking d’open (ou non) spaces, laboratoires de recherche plus ou moins critiques, équipes de football professionnelles [[Collectif pour l’intervention, Communisme : un manifeste, Caen, Editions Nous, 2012.
5 La pensée de Bernard Aspe est grandement inspirée de penseurs et penseuses, et notamment celle de Gilbert Simondon. Voir à ce titre, comme introduction à cette pensée aussi précieuse qu’originale, le livre de Muriel Combes, Simondon, une philosophie du transindividuel, Paris, Dittmar, 2013.
6 L’instant d’après, op. cit., voir le premier chapitre : « Le sable du désert ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°154 (mai 2017)
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Paru dans CQFD n°154 (mai 2017)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 19.03.2020
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