Mémoire d’un crime raciste

Avenue Ibrahim-Ali : le poing final

Vingt-six ans après le meurtre raciste et lâche d’un jeune Marseillais de 17 ans par des colleurs d’affiches du Front national, une avenue porte enfin le nom de la victime, rappelant l’idéologie criminelle de ce parti et les complicités dont il ne cesse de bénéficier.
Rassemblement pour Ibrahim Ali, Marseille, 2015.
Yohanne Lamoulère

«  Le combat continue, le combat continue, le combat continue… » Le micro dressé au bout du poing, sur la petite scène montée à la hâte au bord de ce qui s’appelait hier encore l’avenue des Aygalades, Soly Mbaé termine son discours devant quelques centaines de personnes et un parterre d’élus. Dans ce coin des quartiers nord de Marseille, jamais ils n’avaient été aussi nombreux à assister à la commémoration annuelle du meurtre d’Ibrahim Ali, tombé ici même d’une balle dans le dos le 21 février 1995. Mais cette année, micros et caméras sont là pour rendre compte d’une cérémonie au doux parfum de victoire.

Au premier rang, on trouve le nouveau maire de Marseille, Benoît Payan (PS), venu réparer un déni historique en inaugurant « l’avenue Ibrahim-Ali » et s’offrir à bon compte une légitimité dans ces quartiers oubliés par ses prédécesseurs et parfois ex-camarades socialistes. « Ibrahim Ali est mort du racisme. Ce crime n’est pas le fruit du hasard, il est la conséquence d’une construction politique. Le racisme tue, il a tué Ibrahim Ali comme il a tué Brahim Bouarram, jeté dans la Seine la même année en marge d’un rassemblement du Front national », rappelle Payan, qui reconnaît volontiers que la pose de cette plaque, promesse de campagne de son écurie multipartiste, le Printemps marseillais, relevait d’une « responsabilité politique et d’un devoir moral ». 

Il y a vingt-six ans, Soly Mbaé était membre du même groupe de rap qu’Ibrahim Ali, B.Vice. En ce dimanche ensoleillé de février 2021, il en appelle une nouvelle fois à la vigilance face à l’extrême droite qui monte, qui monte, et aux chaînes d’infos – particulièrement « Télé Bolloré » (CNews) – qui l’alimentent, qui l’alimentent... « Les mots fascisme, racisme, haine, FN, RN sont toujours d’actualité et il est de notre devoir d’attirer l’attention de nos enfants sur cette réalité, de leur donner les moyens et les mots pour l’affronter. Qu’on les sorte de notre ville définitivement, qu’ils n’aient plus voix au chapitre  ! Quand vous allumez vos télés, il n’y a plus que ça, leurs idées. Il faut qu’on se ressaisisse », implore ce grand frère fatigué de se répéter. Avant d’appeler, tête rentrée dans les épaules, à la manière d’un sprinter afro-américain aux JO de Mexico, à s’attaquer de front au séparatisme social qui mine le versant nord de la ville. Et avale en rafales ses enfants les plus pauvres. À la différence que ce n’est pas un sprint qu’a remporté, à bout de souffle, épuisé, ce combattant de la mémoire. Mais un marathon entamé vingt-six ans plus tôt au même endroit...

Ce soir fatal du 21 février 1995, les jeunes rappeurs de B.Vice rentraient d’une répétition. Pour ne pas rater le (rare) bus qui devait les ramener à leur lointaine cité de la Savine, les minots s’étaient mis à courir. Las, leur route allait croiser celle de trois militants du Front national, habitués du collage d’affiches sinistres : « Avec Le Pen, trois millions d’immigrés rapatriés », placardaient-ils en cette période de campagne présidentielle. Sur les trois hommes, deux étaient armés.

Nostalgique de l’Algérie française, Robert Lagier pratiquait le tir en club. Au procès, sa petite-fille, décrivant par le menu un grand-père obsédé par l’idéologie frontiste, racontera qu’il l’emmenait régulièrement au stand de tir pour lui apprendre à viser les « melons » : « À plusieurs reprises je lui ai demandé ce qu’il entendait par “melons”, il m’a répondu que c’étaient des Arabes1. » Ce soir-là, le sexagénaire fit cracher trois fois son pistolet, ciblant les adolescents comme on tire des lapins. Atteint dans le dos par une balle de .22 long rifle, Ibrahim Ali, fils unique d’une famille d’immigrés comoriens, ne se releva jamais. Après le crime, Jean-Marie Le Pen eut ces mots cyniques : « Au moins, ce malheureux incident a attiré l’attention générale sur la présence à Marseille de 50 000  Comoriens. Que font-ils là  ? »

Cette nuit-là, Marseille aurait pu brûler. « Certains étaient partisans de prendre les armes et d’aller attaquer des permanences du FN. Mais le sujet a été tranché quand la famille, et particulièrement la mère d’Ibrahim, a fait dire par Soly qu’elle ne voulait pas qu’on salisse la mémoire de son fils2 », se souvient un militant de l’époque. Un groupe d’antifascistes, les Francs-tireurs partisans (FTP), fit toutefois sauter des permanences du FN tenues par des complices non jugés dans les années suivantes – sans faire de blessés. Les plastiqueurs mangèrent tout de même plusieurs années de prison ferme.

En 1998, le tueur et ses deux acolytes seront eux aussi condamnés : quinze ans pour Robert Lagier (qui mourra en détention), dix ans pour Mario d’Ambrosio (qui avait également fait feu ce soir-là), deux ans pour Pierre Giglio. Sur son lit de mort, Lagier continuera à revendiquer son crime devant un personnel hospitalier sidéré.

Cité à comparaître, Jean-Marie Le Pen n’avait pas répondu à la convocation du tribunal : une « lâcheté », dénonçait l’avocat Gilbert Collard, qui n’avait pas encore viré de bord et représentait alors les parties civiles. Son confrère Alain Lhote se souvient encore du témoignage de Bruno Mégret, à l’époque n° 2 du Front national, « venu aux assises saluer dans le box ceux qu’il appelait “des patriotes”3 ». Dans l’attendu de son verdict, le jury d’Aix-en-Provence ne s’y trompa pas, dénonçant la responsabilité morale du Front national : « Ce comportement criminel a été conforté par l’idéologie sécuritaire, raciste et xénophobe à laquelle adhéraient les accusés. » Le parti n’abandonna d’ailleurs jamais ses trois colleurs d’affiches, les soutenant par les mots et le portefeuille avant comme après leur condamnation – entre autres, un grand loto de soutien fut organisé en 1997 et Mario d’Ambrosio fut embauché à sa sortie de prison par la mairie frontiste de Vitrolles. Pour justifier le crime, certains élus du parti parlèrent même de « légitime défense », pour un tir dans le dos à plusieurs dizaines de mètres de distance…

En 2014, le frontiste Stéphane Ravier fut élu maire des 13e et 14e arrondissements de Marseille, situés à quelques encablures du lieu du crime (15e). Un coup dur pour les proches d’Ibrahim Ali, qui ne cessèrent, chaque 21 février, de se rassembler pour honorer sa mémoire et demander à la mairie de rebaptiser une rue à son nom. Une modeste reconnaissance symbolique que l’ancien maire Jean-Claude Gaudin (LR) leur refusa catégoriquement pendant ses vingt-cinq ans de mandat, au prétexte de « ne pas diviser la ville ». En réalité : pour caresser l’électorat du parti frontiste, avec lequel il avait honteusement dirigé la région dans les années 1980. Certes, l’équipe de Gaudin avait bien fait poser une plaque au nom du jeune rappeur en 2001, mais dans un lieu dénué de toute symbolique, et en catimini sans inauguration ni invitation à la famille… Comble du mépris : sur le panneau, la date de naissance du jeune homme était erronée (1978 au lieu de 1977)…

Il aura donc fallu un changement de majorité pour que le conseil municipal de Marseille accorde enfin cette maigre consolation aux proches d’Ibrahim Ali. Les élus Rassemblement national (RN, ex-FN), le sénateur Stéphane Ravier en tête, ont vomi leur opposition en séance et provoqué un incident. Comme s’ils signaient plus de deux décennies plus tard la revendication du meurtre d’un adolescent qui avait pour seul « défaut » aux yeux de ses tueurs d’avoir la peau noire. « Le combat continue, le combat continue, le combat continue… »

Enzo Serna
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Paru dans CQFD n°196 (mars 2021)
Par Enzo Serna
Illustré par Yohanne Lamoulère

Mis en ligne le 15.03.2021