Entre aliénation et émancipation

Aux racines du lissage des cheveux afro

Tantôt appréhendée comme une forme d’aliénation de l’identité noire, tantôt comme une pratique esthétique parmi d’autres, la transformation de la texture et de l’apparence du cheveu afro au travers du lissage n’est pas politiquement neutre. L’histoire de cette pratique peut difficilement être pensée sans prendre en considération celle du colonialisme et de l’esclavage.
Illustration de Mehrake Ghodsi

Des pubs avec des femmes noires aux cheveux raides comme des baguettes et des produits lissants qui envahissent les rayons des salons de coiffure afro : pour les personnes afro-descendantes, le lissage des cheveux s’est imposé comme pratique presque dominante en France, aux États-Unis ou encore au Brésil. Mais loin de se borner à de purs choix esthétiques, cette pratique s’inscrit dans une histoire : celle de l’esclavage et du colonialisme.

À l’époque esclavagiste en effet, différentes manières de styliser ainsi le cheveu apparaissent : les personnes esclavisées ont recours, entre autres, à la technique du peigne chaud (que l’on pourrait considérer comme l’ancêtre du fer à lisser) ainsi qu’à des ingrédients tels que la graisse animale, le beurre ou encore la soude caustique afin d’hydrater et de lisser le cheveu mis en contact avec la chaleur.

Ces pratiques ne peuvent clairement pas être pensées en dehors du contexte qui a permis leur existence : pour maintenir son efficacité, le système esclavagiste a peu à peu établi des hiérarchies de couleur et de marqueurs corporels au sein desquelles le cheveu le plus crépu se trouvait au bas de l’échelle. Dans la plupart des sociétés esclavagistes (au Brésil, aux États-Unis et en France, particulièrement ultra-marine), ces catégorisations se sont conjuguées à des représentations de la beauté mais aussi à des structurations spécifiques en termes de division du travail et de statut social, faisant de la peau claire et du cheveu plus souple – moins crépu donc –, au travers d’une perspective eugéniste, une manière d’occuper une place moins pénible dans ce système.

Un symbole d’émancipation transformé en argument marketing

Au début du XXe siècle, des entrepreneur·es noir·es, le plus souvent des femmes, commencent à investir le marché des cosmétiques en proposant des produits défrisants et des accessoires spécifiquement destinés aux femmes noires. C’est le cas de la pommade Wonderful Hair Grower de Madam C. J. Walker aux États-Unis ou encore du Cabelisador, un peigne en métal à chauffer, vendu avec ses « pommades magiques » au Brésil. À cette époque, les produits destinés aux femmes noires valorisent le cheveu lisse et répondent à une volonté de participer à la construction d’une image positive et respectable des Noir·es. Ces façons de coiffer le cheveu afro s’opposent alors aux coiffures héritées de traditions africaines telles que les tresses, associées à la pauvreté des populations rurales et à la négligence de soi.

Quelques décennies plus tard, les mouvements politiques noirs qui se sont développés, entre autres, dans les États-Unis des années 1960 et 1970, proposent, par le biais du fameux slogan « Black Is Beautiful » et l’apparition de la coupe afro1, de revaloriser toutes les dimensions de l’identité noire. Notamment en refusant de se conformer aux injonctions des normes esthétiques « blanches ». Mais rapidement, la coupe afro se voit récupérée par un processus de marchandisation au cours duquel les marques de cosmétiques capillaires se réapproprient le mantra « Black Is Beautiful » pour en faire un argument marketing. Et la coiffure de perdre de son caractère politique...

Les cheveux des Noir·es deviennent en revanche un business juteux : à partir de la fin des années 1970, la production des défrisants chimiques est industrialisée et ceux-ci sont désormais commercialisés par le biais de la grande distribution. Ces produits étant dorénavant à la portée de tous et toutes, leur entrée dans la sphère privée conduit à ce que la pratique du port du cheveu dit « naturel »2 soit de moins en moins répandue.

Des marques telles que Capirelax apparaissent alors sur le marché français et concordent avec le développement des boutiques de distribution de produits cosmétiques capillaires provenant principalement d’Amérique du Nord et de salons spécialisés dans le traitement du cheveu afro. Ces boutiques, qui ouvrent les unes après les autres, sont d’abord tenues par des Ultramarin·es installé·es en métropole puis, plus tard, par des immi gré·es ouest-afri cain·es dont une des spécialités est le défrisage chimique.

À partir de la moitié des années 2000 et au début des années 2010, rebelote : on assiste de nouveau à l’émergence d’un mouvement de revalorisation du cheveu « naturel ». Un cheveu non transformé par le défrisage chimique ou par des pratiques qui tendraient à masquer sa nature crépue ou bouclée : port d’extensions, tissage3, brushings, usage de produits permettant d’assouplir le cheveu pour lui donner une apparence plus bouclée... Né sur la Toile états-unienne, ce mouvement a rapidement pris une dimension internationale. En établissant un lien entre identité noire et pratiques esthétiques, il a réactualisé l’esprit du « Black Is Beautiful ». Lisser ses cheveux, au même titre que s’éclaircir la peau par le recours à des crèmes de dépigmentation ou des cosmétiques qui prétendent « uniformiser le teint », est alors considéré comme une forme d’aliénation, de négation non consciente de son identité noire.

Face à une norme excluante, des réactions diverses

Ce que nous apprend cette « petite histoire du cheveu afro », c’est que les diverses pratiques de lissage, de même que les revendications drainées par le recours aux coiffures « naturelles », doivent être pensées comme des productions de sociétés post-esclavagistes et postcoloniales, dans la mesure où elles ont émergé dans des contextes où la norme en vigueur est associée à des standards eurocentrés. Ces productions esthétiques peuvent alors être appréhendées comme des réponses et des techniques créatives visant à composer avec ces canons esthétiques dominants qui ne les intègrent pas. Que ce soit en se les appropriant, en les transformant ou en les rejetant.

Daphné Bédinadé*

*Doctorante en ethnologie et anthropologie sociale. Sa thèse s’intitule : « “Race” et beauté, l’industrie cosmétique et le marché de la beauté dit ethnique en France et au Brésil ».


1 Caractérisée par sa forme arrondie, volumineuse et régulière.

2 Il est nécessaire de souligner que le cheveu « naturel » n’est pas à proprement dit naturel : coiffer ce cheveu implique des manipulations, des mises en forme et transformations.

3 Technique consistant à plaquer sur le crâne des tresses réalisées à partir des cheveux naturels sur lesquels sont cousues des mèches d’extension.

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1 commentaire
  • 27 avril 2021, 08:56, par Horowitz

    Bonjour, Je trouve excellent que vous abordiez ce sujet. La these que vous évoquez est celle de Juliette Smeralda qui n’est pas citée. Êtes-vous doctorante sous sa direction ou y a-t-il d’autres chercheur.e.s travaillant sur ce sujet ? Je trouve que vous dressez un portrait très sommaire. J’aurais aimé plus de détails car, sans être spécialiste du sujet, je n’ai pas appris grand-chose.

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Paru dans CQFD n°197 (avril 2021)
Dans la rubrique Le dossier

Par Daphné Bédinadé
Illustré par Mehrake Ghodsi

Mis en ligne le 24.04.2021