Un « Sall » coup à la démocratie
Au Sénégal, « on va continuer à lutter »
Il y a des citations qui vieillissent mal. Prenez ces propos d’Emmanuel Macron, le 10 novembre dernier : « Dans quelques mois, le président Macky Sall terminera son deuxième mandat. Et je veux vraiment saluer son courage, son engagement et l’exemplarité qu’il porte sur le continent puisqu’il a décidé que la démocratie s’exercerait comme elle doit s’exercer et qu’il y aurait donc des compétiteurs – ils sont multiples, je crois pouvoir le dire – qui vont animer la vie démocratique du Sénégal. Ce faisant il montre qu’il n’y a pas de fatalité et que quand il y a des hommes d’État et d’engagement, ils avancent, ils protègent leur pays des troubles et des vicissitudes du moment. »
Félicité ce jour-là de ne pas violer la Constitution en briguant un troisième mandat, Macky Sall malmenait pourtant tous les standards démocratiques de base depuis plusieurs années. Quelques semaines plus tard, il plongera son pays dans une crise politique inédite.
Le président doit parler, mais il a deux heures de retard. Pour meubler, la télé nationale diffuse de la musique traditionnelle. Au Relais sportif, un bar restaurant de la corniche dakaroise, tout le monde guette l’écran du coin de l’œil. Quand Macky Sall finit par apparaître, les conversations s’éteignent. D’abord en français, puis en wolof, le chef de l’État lâche une bombe : à quelques heures du début de la campagne électorale, la présidentielle du 25 février est suspendue sine die. « C’est un coup d’État ! » lance un client, sous le choc. « Macky Sall s’est rendu compte que son plan va foirer, que son parti va perdre les élections. Alors, il se donne du temps pour trouver un autre moyen d’arriver à ses fins », analyse un autre, tout en plongeant sa cuillère dans son plat de riz. Le lendemain, une tentative de manifestation est tuée dans l’œuf à coups de grenades lacrymogènes. La chaîne Walf TV retransmet les échauffourées en direct : son signal est coupé par les autorités.
Devant l’Assemblée nationale, des manifestants tentent de se rassembler. Ils sont dispersés par les forces de sécurité. À l’intérieur de l’hémicycle, les députés d’opposition tentent d’empêcher le vote de la loi décalant le scrutin au 15 décembre. Ils bloquent la tribune, mais sont expulsés par les gendarmes manu militari. Le texte est adopté. Macky Sall restera en poste jusqu’à l’élection de son successeur.
Sur les réseaux sociaux, des appels anonymes ont tourné. Rendez-vous place de la Nation, haut lieu de la contestation contre le troisième mandat du président Abdoulaye Wade, en 2011 et 2012. Mais à 15 heures, la place est bouclée par les forces de sécurité. Impossible de s’approcher. Au loin, on voit des pierres qui volent et des panaches de fumée noire. On entend des grenades, lacrymogènes et assourdissantes. « Dégagez ! » hurle un gendarme à un groupe de journalistes. Alors que les reporters s’éloignent à petits pas, un agent lance une grenade dans leur direction. L’auteur de ces lignes est touché, très légèrement, par un débris. Il courra plus vite à l’avenir. Empêchés d’atteindre la place, les protestataires se réfugient dans les ruelles adjacentes. « Macky Sall dictateur ! Macky Sall assassin ! » scandent deux jeunes femmes. Pour lutter contre les gaz lacrymogènes, on se passe des mouchoirs imbibés de vinaigre. « On ne peut pas laisser notre démocratie se faire piétiner comme ça », lance Mims Fall, 32 ans, derrière son masque anti-Covid. Elle ne milite pour aucun parti, mais souhaite que les Sénégalais élisent librement leur prochain président : « Ce n’est pas à Macky Sall de choisir. » Sous une tonnelle, des moutons restent placides malgré les détonations.
« La marche n’est pas autorisée, c’est vrai, mais c’est notre droit constitutionnel de manifester », insiste Ousmane Dia, 35 ans, membre du Pastef, le parti (dissous par le gouvernement) d’Ousmane Sonko, le principal opposant. Comme beaucoup de Sénégalais, Ousmane Dia pense que si Macky Sall a reporté le scrutin, c’est parce qu’il craignait que son dauphin, le Premier ministre Amadou Ba, soit battu dans les urnes. En prison depuis juillet 2023, Ousmane Sonko n’avait pas pu se présenter à cause d’une condamnation en diffamation. Mais son numéro 2, Bassirou Diomaye Faye, avait réussi à valider sa candidature. Bien qu’emprisonné lui-même depuis avril 2023, il avait de vraies chances de remporter l’élection.
Depuis Genève, le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits humains critique un « recours inutile et disproportionné à la force contre les manifestants ». Pendant le week-end, la répression a déjà fait trois morts (quelques jours plus tard, un quatrième succombera à ses blessures). Parmi eux : un étudiant de 22 ans, Alpha Yoro Tounkara, un vendeur ambulant de 23 ans, Modou Gueye, et un lycéen de 16 ans, Landing Camara. Tous trois tués par balle.
Des enquêtes « doivent être menées rapidement, de manière approfondie et indépendante, et les responsables doivent être amenés à rendre des comptes », exhorte la porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits humains. Mais au Sénégal, depuis les manifestations de mars 2021 (14 morts), aucune enquête de ce genre n’a avancé. « On n’en a toujours aucune nouvelle. En fait je ne crois même pas qu’ils aient ouvert une enquête sur la mort de mon frère », confie Abdoulaye Wade, homonyme de l’ancien président mais surtout frère de Cheikh Wade, tué par une balle policière le 8 mars 20211. « C’est devenu une habitude que les policiers tirent sur les manifestants, parce qu’ils bénéficient d’une impunité. On leur a donné un permis de tuer. »
Pour la première fois depuis le mois d’octobre, une marche revendicative est autorisée à Dakar. « On est venus pour maintenir la pression, pour que l’élection soit organisée rapidement », explique Mamani Coulibaly, 37 ans, un drapeau sénégalais accroché au sac à main. Deux jours plus tôt, le Conseil constitutionnel a annulé le report de l’élection à la fin de l’année. Mais il a acté que la campagne avait pris trop de retard pour que le scrutin puisse se tenir le 25 février, comme prévu initialement. Sans fixer de nouvelle date, les « Sages » ont demandé aux autorités d’organiser l’élection « dans les meilleurs délais ». Ce que le président s’est engagé à faire… « dans les meilleurs délais ». Autrement dit, le flou demeure. Pour l’opposition, c’est pourtant clair : puisque le mandat de Macky Sall s’achève le 2 avril, un nouveau président doit être élu avant cette date. « Terminus 2 avril », insiste, au cœur de la manifestation, une pancarte arborée les bras levés. « Macky Sall dégage putschiste », exige une autre, plus directe. « Matériellement, Macky Sall a réalisé beaucoup de choses : des ponts, des routes, etc. Mais immatériellement, il a fait beaucoup de mal. Une soixantaine de morts en manifestation depuis 2021 et il n’y a même pas eu de commission d’enquête… », s’indigne Amadou Ndiaye, 71 ans, instituteur à la retraite. « Et puis il y a l’inflation. Le sac de riz qui valait 16 000 francs CFA en vaut 20 000 aujourd’hui. Les gens souffrent », conclut le septuagénaire.
Un peu plus loin, Abdoukader Dramé, 66 ans, porte un tee-shirt demandant la libération des prisonniers politiques. Son propre fils, Assane, militant du Pastef, est en détention provisoire depuis 2022 pour « complot contre l’autorité de l’État ». Selon l’opposition, plus d’un millier de militants ont été incarcérés sans jugement ces dernières années pour des motifs politiques (« diffusion de fausses nouvelles » après un post Facebook critique, « participation à manifestation non autorisée, etc.). Pour faire baisser la tension, les autorités en ont libéré plus de 300 mi-février.
Hier soir, Bassirou Coly, 28 ans, a regardé l’interview accordée par Macky Sall à la presse nationale. Coordinateur local de l’organisation de jeunesse du Pastef, le jeune militant n’a pas été étonné d’entendre le président dire une chose et son contraire, rappeler que son mandat se finira le 2 avril mais suggérer qu’il pourrait rester en poste après cette date. Bassirou Coly retient surtout que pour l’heure, « l’apprenti-dictateur » n’a toujours donné aucune date d’élection. « La communauté internationale doit mettre la pression à Macky Sall », insiste-t-il. Et les Sénégalais, que peuvent-ils faire ? « On va continuer à lutter. »
1 Lire « Un frère de lutte », CQFD n°220 (mai 2023).
Cet article a été publié dans
CQFD n°228 (mars 2024)
Dans ce numéro de mars, on expose les mensonges de TotalEnergies et on donne un écho aux colères agricoles. Mais aussi : un récit de lutte contre une méga-usine de production de puces électroniques à Grenoble, une opposition au service national universel qui se structure, des choses vues et entendues au Sénégal après le "sale coup d’état institutionnel" de Macky Sall, des fantômes révolutionnaires et des piscines asséchées.
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Paru dans CQFD n°228 (mars 2024)
Par
Illustré par Florian Robin
Mis en ligne le 08.03.2024
Dans CQFD n°228 (mars 2024)
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