Fiction
@Ali au pays des e-merveilles
Dimanche aprèm’, 16 h, Ali s’emmerde grave de chez grave. Confiné, déprimé, il zone dans sa chambre en cherchant quelque chose à faire – marre de Fifa 2032, marre de Netflix, marre de Snapchat. Il doit bien y avoir autre chose à faire pour occuper son cerveau, non ? C’est alors qu’il repense aux mots de son prof de français sur Zoom, vendredi dernier : « Lisez des bouquins, ça vous ouvrira des univers ».
Il hausse les épaules : pourquoi pas, après tout ? Ali se pose devant son ordi, clique sur l’icône « Amazon Fiction® » et commence à parcourir la liste intitulée « Les Grands Classiques de la littérature personnalisés ». Les Trois Mousquetaires ? Nan. Les Malheurs de Sophie ? Triple nan. Alice au pays des merveilles ? Hum, ça se tente. Et puis le blaze de la meuf est chouette... Allez, hop, vendu, il clique.
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Lecture, mode « personnalisé » verrouillé.
« Ali, assis auprès de sa sœur sur le béton, commençait à s’ennuyer de rester là à ne rien faire comme un assisté. Une ou deux fois il avait jeté les yeux sur le livre numérique que lisait sa sœur sur son superbe iPhone 16® flambant neuf ; mais quoi ?! pas d’images, pas de dialogues ! “La belle affaire, pensait Ali, qu’un livre sans images, sans causeries ! Je préférerais mater Netflix® ou écouter l’allocution du gouvernement sur la gestion parfaite du 12e confinement.”
Ali s’était mis à réfléchir, tant bien que mal, car le délicieux sandwich au jambon Herta® qu’il venait d’engloutir l’endormait et le rendait lourd. Il se demandait si le plaisir de faire une couronne de marguerites artificielles de qualité Interflora® valait la peine de se lever, quand tout à coup un lapin blanc aux yeux roses passa près de lui en chantant le dernier titre de @ MattPokoraOfficiel, “Il n’y a plus d’eau mais j’ai la joie dans le cœur”. »
Lecture automatique : « Il n’y a plus d’eau mais j’ai la joie dans le cœur ». « Oh le robinet est à sec Plus une goutte cousin Mais je m’en fous Il y a du Coca® au frigo Et j’ai la joie dans... »
Ta gueule, putain, clic clic clic.
« Il n’y avait rien là de bien étonnant, et Ali ne trouva même pas très extraordinaire d’entendre parler le Lapin qui se disait : “Ah ! j’arriverai trop tard, je vais rater mon entretien d’embauche !” (En y songeant après, il lui sembla bien qu’il aurait dû s’étonner d’un tel comportement de chômeur inconséquent et le dénoncer à Pôle emploi via le numéro vert “Délation républicaine” ) 08 08 97 96 96, mais sur le moment cela lui avait paru tout naturel.)
Cependant, quand le Lapin vint à tirer une montre Casio® de son gousset, la regarda, puis se prit à courir de plus belle, Ali sauta sur ses pieds, frappé de cette idée que jamais il n’avait vu de lapin avec un gousset et une belle montre Casio®. Entraîné par la curiosité, il s’élança sur ses traces à travers le champ immaculé grâce au Roundup®, et arriva tout juste à temps pour le voir disparaître dans un large trou au pied d’une haie artificielle à l’enivrante senteur de pin Febreze®.
Un instant après, Ali était à la poursuite du Lapin dans le terrier, sans songer comment il en sortirait, ce qui était là un comportement bien frivole, et peu conforme à l’article 22 du nouveau Code de citoyenneté qui régit les délits sur la voie publique ; ce que nota la caméra intelligente Palantir® placée à proximité qui rabaissa illico son passeport social de 45 crédits citoyens. »
« Cher Ali, vous avez atteint la page 3 de votre lecture. Peut-être serait-il temps de faire une pause plaisir avec Pitch®, les plus fondantes des brioches ? » Lecture automatique clip : « Pitch Pitch Pitch, on est trop bonnes, Pitch Pitch Pitch, on fond dans ta bouche, Pitch... »
Ah mais putain, sont relous. Clic clic clic.
« Pendant un bout de chemin le trou allait tout droit comme un tunnel ferroviaire creusé de main de maître par Vinci®, puis tout à coup il plongeait perpendiculairement d’une façon si brusque qu’Ali se sentit tomber comme dans un puits d’une grande profondeur. »
« Vous aimez les femmes chaudes aux tunnels profonds, Ali ? Des célibataires de votre région sont prêtes à vous enfouir dans leur terrier de lapines insatiab... »
Bordel de chiotte ! Déconne à mort Adblock ! Clic clic clic.
« De deux choses l’une : ou le puits était vraiment bien profond, ou il tombait bien doucement ; car il eut tout le loisir, dans sa chute, de regarder autour de lui et de se demander ce qu’il allait devenir, à se comporter ainsi de manière si peu conforme au vivre-ensemble. D’abord il regarda dans le fond du trou pour savoir où il allait ; mais il y faisait bien trop sombre pour y rien voir et il n’avait pas activé le mode “lampe de poche” de son magnifique Samsung Galaxy S70®. »
Passage suivant réservé aux lecteurs possesseurs de la version Premium +. Acheter version premium + ?
Wallah, comment ça me soûle ! Clic clic clic. Saut de paragraphe.
« “Certes, dit Ali, après une chute pareille je me moquerais pas mal de dégringoler l’escalier ! Comme ils vont me trouver brave chez nous ! Je tomberais du haut des toits que je ne ferais pas entendre une plainte” – contrairement à la Police nationale qui lui dresserait une contravention pour vagabondage illicite sur les toits. »
Lecture piste “Police-nationale, des hommes de cœur au service de tous”. Visionnage obligatoire. Regarder : Tout de suite / Dans dix minutes.
Ahhhhh, mais fuck ! Clic : « Dans dix minutes ».
« Tombe, tombe, tombe ! “Cette chute n’en finira donc pas ! Je suis curieux de savoir combien de kilomètres j’ai déjà faits”, dit-il tout haut en songeant au dernier SUV Audi® et à ses exceptionnelles performances routières. “Je dois être bien près du centre de la Terre. Voyons donc, cela serait à genre 3 000 kilomètres de profondeur, il me semble.” (Comme vous voyez, Ali avait appris pas mal de choses dans ses leçons, ce qui était tout à la gloire du ministère de l’Éducation et de ses directives “Un algorithme vaut bien un prof” ; et bien que ce ne fût pas là une très bonne occasion de faire parade de son savoir, c’était un excellent exercice que de répéter sa leçon comme un bon enfant confiné – car la paresse est un mauvais défaut et le télé-enseignement robotisé une bénédiction.) »
Lecture automatique – « Jamais sans mon écran » de Vianney : « Oh ma belle J’aimerais te dire je t’aime Mais ce serait blasphème Mon cœur phosphorescent Ne vibre que pour les écrans... »
Ahhhhhh. Bon, trop c’est trop, putain, j’abandonne. Fuck ce vieux croûton de Lewis Carroll. Allez clic clic, go Fifa 2032.
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« Les jeunes Français lisent de moins en moins de livres », La République républicaine, 22 décembre 2032
« “Les mômes sont de plus en plus crétins, ma parole”, a réagi la présidente Schiappa après avoir pris connaissance des chiffres sur la consommation de livres par les adolescents de 14 à 18 ans, qui ne seraient plus que 3,2 % à lire plus d’un livre par an. “Et pourtant, on fait tout pour qu’ils aient un accès numérique aux trésors de la littérature”, a ajouté celle qui voit dans cette tendance la confirmation du “manque de volonté d’intégration des Français d’origine étrangère”. “Moi à leur âge je lisais Balzoc, Prout et Zolu”, a surenchéri son porte-parole Bigflo. Le gouvernement a d’ores et déjà annoncé une grande campagne de promotion de la lecture numérique, avec pour porte-flambeau l’hologramme de feu Jean-Michel Blanquer et le footballeur-philosophe Kylian Mbappé. “Vous alé aimez les boukins ou koi bande 2 nuls”, a twitté pour sa part l’académicien Jean-Pascal-de-la-Star-Ac’, déclenchant un torrent de réactions positives sur les réseaux sociaux. Le combat n’est pas perdu. »
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Coda – Requiem pour Alice (par Lewis Carroll)
« Enfin elle se représenta cette même petite sœur, dans l’avenir, devenue elle aussi une grande personne ; elle se la représenta conservant, jusque dans l’âge mûr, le cœur simple et aimant de son enfance, et réunissant autour d’elle d’autres petits enfants dont elle ferait briller les yeux vifs et curieux au récit de bien des aventures étranges, et peut-être même en leur contant le songe du Pays des Merveilles du temps jadis : elle la voyait partager leurs petits chagrins et trouver plaisir à leurs innocentes joies, se rappelant sa propre enfance et les heureux jours d’été. »
FIN
Cet article a été publié dans
CQFD n°193 (décembre 2020)
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Paru dans CQFD n°193 (décembre 2020)
Dans la rubrique Fiction
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 11.10.2022
Dans CQFD n°193 (décembre 2020)
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