Passer la vie à la machine
À la laverie du haut Belleville
Paris est plongée dans l’hiver en cette fin de janvier austère. Au rez-de-chaussée d’un immeuble de l’avenue Simon-Bolivar (19e arrondissement), pas loin des Buttes-Chaumont, une boutique de vêtements dégriffés et une agence immobilière enserrent une petite laverie automatique du haut Belleville. Sa vitrine allumée jaillit dans le jour qui ne semble pas vouloir se lever. À l’intérieur du petit local au sol carrelé et aux murs blancs, les néons déversent leur lumière clinique sur l’alignement de cubes massifs et chromés. Selon l’Insee, 96,3 % des ménages possédaient un lave-linge en 2018. Les laveries continuent pourtant de tourner.
Celle-ci n’a rien de très high-tech : les automates n’ont pas encore été remplacés par des écrans à vous faire sauter un boulon et ils avalent toujours les espèces. Deux colonnes vert fluo plantées au milieu de la pièce contrastent avec la dominante grise et blanche du lieu. Trois chaises pliantes en plastique sont alignées à l’entrée, près de la centrale de paiement et du distributeur de lessive. Aux heures de pic de fréquentation, le bruit mécanique des machines à laver couvre le tumulte de la rue. Dans cette boîte à lave-linges où cohabitent le public et l’intime – on y nettoie quand même aussi ce qui touche au plus près du corps, les sous-vêtements – défilent toute la journée des habitants du quartier venus accomplir leur corvée avec plus ou moins d’entrain.
« On ne peut pas avoir une machine à laver et venir ici, c’est pas possible. » Depuis qu’Assa a quitté la vie cannoise il y a sept ans pour la grisaille parisienne, cette mère de famille de 40 ans ne rêve que de repartir. « Paris est trop saturé, il y a trop de bruit, c’est effervescent, c’est dangereux. » Des heures qu’elle est là, à s’occuper du linge de toute sa tribu. « Quand c’est sale, on lave, tout simplement. Mais c’est cher. » De 3,50 à 7 euros la machine auxquels il faut ajouter le séchage (1 euro les 10 minutes), c’est clairement un budget.
Aurélie, 18 ans, ne dit pas le contraire. Elle qui fait l’expérience de la vie étudiante et parisienne pour la première année, vient laver son linge ici quand elle ne rentre pas au domicile parental le week-end à Melun (Seine-et-Marne). « Tant que mes parents m’aident financièrement, je m’en sors, mais quand je devrai tout payer seule, ça ne sera plus la même histoire. » Dans son pull moutarde à l’effigie de Gryffondor, cette fan d’Harry Potter s’estime chanceuse de ne pas faire la queue devant les Restos du cœur, comme nombre de ses camarades. Son quotidien n’est pas drôle pour autant : une prof qui a traité sa promo de classe de « cas sociaux » sur Zoom, le fait qu’ils ne soient « plus que 40 élèves dans l’amphithéâtre au lieu de 180 », l’attente du résultat de son énième test PCR… Alors ici, elle purge. « Je suis contente de sortir de chez moi. Des gens me parlent, me demandent de les aider avec les machines, je fais mon possible... »
Franches salutations, bonjour timide ou ignorance totale de la faune en présence ; chacun sa manière de faire son entrée. Avec bonhomie, une dame âgée, le dos voûté, sort de son sac une cinquantaine de masques chirurgicaux pour les fourrer dans une machine. S’avançant en pantoufles vers la centrale de paiement, elle entame la conversation : « À la télé, ils ont dit qu’on pouvait les laver à 60°C ! Au prix que ça coûte, on va pas se gêner. » S’ensuit une longue conversation au sujet de la pluie et du Covid. Car pour une partie de sa clientèle, la laverie automatique est comme le lavoir d’antan, un lieu d’échange et de lien social.
Anissa, Bellevilloise depuis toujours, partage volontiers ses espoirs et désillusions entre deux cycles de lavage : « Dans ce monde de requins, il ne faut pas être isolé. » Atteinte de fibromyalgie, « une maladie très handicapante », Anissa est en arrêt maladie. « Je crois qu’on s’est déjà vues au Franprix, nous dit-elle. J’avais mal aux dents et vous m’aviez dit que vous compreniez. J’essaie de travailler ma mémoire, c’est pas évident quand on revient de deux comas et d’une dépression… » Ça nous revient. C’était il y a un bout de temps. Hélas, les problèmes dentaires d’Anissa ne se sont pas arrangés. » Depuis le début de la crise sanitaire, je n’ai pas pu me faire soigner, je n’ai plus d’appareil dentaire », déplore cette ancienne aide-soignante, montrant ses deux rangées de molaires inférieures manquantes avant d’ajouter : « Parmi toutes les douleurs possibles, les dents c’est vraiment les pires. »
« J’essaie de travailler ma mémoire, c’est pas évident quand on revient de deux comas et d’une dépression… »
On croise aussi beaucoup d’hommes seuls à la laverie. Certains en profitent pour tenter de choper un 06. En semaine, il arrive que des élèves du collège d’à-côté fassent de l’endroit leur lieu de pique-nique à l’heure du déjeuner : ils sortent à trois ou quatre du McDo d’en face et s’assoient sur les machines pour déballer leurs victuailles, remplissant le lieu d’éclats de rire… Quand ils ne sont pas « priés d’aller faire un tour ailleurs » par un coup de fil de la direction via le téléphone rouge fixé au mur. C’est que la laverie est équipée d’un système de vidéosurveillance.
Parfois l’ambiance est mouvementée, comme ce dimanche après-midi où déboule un homme agité, parlant tout seul et donnant des coups dans tous les hublots. Au fond de la pièce, il commence à se déshabiller. Pas pour faire une lessive, mais pour enrouler son t-shirt autour de sa tête, puis courir, sortir, hurler « Je suis pudique ! » sur un ton menaçant. Alertés par Big Brother, six policiers font irruption dans la laverie : « Vous n’auriez pas vu un homme avec une doudoune orange et un couteau ? » Le concerné s’est déjà volatilisé.
Au moment où il quittait la laverie, entrait CM, deux gros sacs noirs sur le dos, une veste matelassée, une écharpe bigarrée et un empilement de bonnets roses sur la tête. Elle est transie de froid et commence par se blottir dans le maigre espace qui sépare la vitrine de la première machine. « Artiste de rue », aux beaux jours CM sillonne Belleville pour proposer ses photos aux touristes. Des clichés monochromes de la tour Eiffel ou de La Défense, qu’elle vend un ou deux euros. Rapidement réchauffée par les sèche-linges qui tournent pleine balle, elle fait défiler les pages d’un petit album photo : « Ça marche très mal pour moi, mais c’est mieux que rien. » Elle repartira en quête d’un hall d’immeuble ouvert pour y passer la nuit.
Les personnes qui fréquentent cet endroit ne viennent pas toutes y laver des vêtements. Nombre d’entre elles ont bien un sac à vider, mais il n’y a pas de linge dedans. Marc fait partie de ceux-là. On a l’habitude de croiser ce sexagénaire atteint de troubles psychiatriques. Aujourd’hui tout calme, son bonjour illumine la laverie. Le visage émacié enfoui dans sa capuche, il se recroqueville sur une chaise pour manger une pizza. Sous curatelle, Marc dispose de 120 euros par semaine « pour manger et pour les cigarettes ». Il est suivi dans un centre médico-psychologique (CMP) : « Pour mon psychiatre, je suis fou. Pour lui, tous les patients, on est tous fous, mais c’est le monde qui nous rend fous », répète-t-il en déchiquetant sa pizza avec les doigts.
Autour de la laverie, depuis une petite dizaine d’années, bars à cocktails, chaînes de magasins bios, cavistes et fromagers à 8 euros le crottin ont poussé comme des champignons. Forcément, les prix de l’immobilier ont augmenté. Dans ce quartier au passé ouvrier, la gentrification galopante inquiète les habitants fidèles à « leur » Belleville. Il suffit pourtant de mettre les pieds dans cette laverie pour tomber sur celles et ceux qui ne fréquentent que peu, voire jamais, ces nouveaux lieux branchés. Ils sont là, dans cet endroit qui sent le propre, la lessive et le chaud, tout autant à leur place que les couples au look d’instagrammeurs qui entrent en terrain conquis, braquent un sèche-linge avec leur duvet en plumes d’oie et repartent sans fermer la porte, laissant s’immiscer le froid.
Il serait naïf d’occulter le fait que cette laverie appartient à une holding, que le secteur économique dont elle est l’un des rouages représente un chiffre d’affaires annuel de 726 millions d’euros1. On est loin de la structure dédiée à l’aide sociale. Mais ces « invisibles » parviennent à se créer ici un monde à eux, dont ils occupent la lumière.
1 Chiffres de l’Insee pour le secteur de la blanchisserie et teinturerie de détail (2018).
Cet article a été publié dans
CQFD n°206 (février 2022)
Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.
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Paru dans CQFD n°206 (février 2022)
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Mis en ligne le 25.02.2022
Dans CQFD n°206 (février 2022)
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