Laïcité dévoyée
20 ans de racisme, 20 ans de sexisme
Professeur en lycée, auteur de plusieurs livres où il analyse notamment le langage du débat public contemporain, Pierre Tevanian s’est activement mobilisé contre la loi interdisant les signes religieux à l’école, au sein du collectif Une école pour tous·tes – Contre les lois d’exclusion, et sur le site Les mots sont importants, qu’il anime encore aujourd’hui. Sur le thème du voile à l’école, il a publié Le Voile médiatique – Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique » (Seuil, 2005) et Dévoilements – Du hijab à la burqa, les dessous d’une obsession française (Libertalia, 2012). Entretien.
Jusqu’à la fin des années 1980, le port du foulard ne pose aucune difficulté dans les écoles. Comment en est-on arrivés à une mesure aussi absurdement autoritaire que l’interdiction des abayas ?
« C’est le résultat de décennies de matraquage idéologique. Jusqu’aux années 2000 – je l’ai moi-même vécu comme jeune prof –, le foulard fait partie du paysage scolaire et ne pose pas de problème particulier. Suite à l’“affaire de Creil” (cf. chronologie en bas ), le Conseil d’État émet un avis affirmant que la liberté d’expression des élèves prime et qu’en l’absence de tout prosélytisme actif ou de trouble à l’ordre public, son interdiction est illégale. L’idée est que l’école doit être un lieu d’expression libre pour les élèves. Ce qui est cohérent avec l’esprit originel de la législation sur la laïcité à la fin du XIXe siècle, qui n’impose une obligation de neutralité et de réserve qu’aux profs, aux locaux et aux programmes.
« Jusqu’aux années 2000, le foulard fait partie du paysage scolaire et ne pose pas de problème particulier »
Or, à partir de 1989, un camp national-républicain, structuré autour du ministre Jean-Pierre Chevènement1. et d’essayistes médiatiques comme Régis Debray, Élisabeth Badinter ou Alain Finkielkraut, lance une offensive “néolaïciste” qui, sous couvert d’un “retour aux sources” de la laïcité, en constitue en fait un dévoiement. Il s’agit d’une véritable révolution conservatrice. Mais en 1994, quand François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, publie une circulaire contre le port du voile, à l’origine de nouvelles exclusions, toutes les élèves exclues qui émettent un recours obtiennent gain de cause. »
Alors, pourquoi les signes religieux sont-ils finalement interdits en 2004 ?
« Il est toujours difficile de dire pourquoi une situation finit par basculer… C’est d’abord le résultat d’une lepénisation ininterrompue du champ politique, puis du contexte post-attentats du 11 septembre 2001. Il faut observer que chaque flambée d’islamophobie médiatique profite d’une actualité internationale anxiogène : l’affaire de Creil suit la fatwa iranienne contre Salman Rushdie, la circulaire Bayrou est contemporaine de la “sale guerre” en Algérie. Ce qui est une manière de désincarner le débat en le déplaçant sur le terrain symbolique d’un “non au voile” renvoyant aux situations atroces qui ont lieu à Alger, à Kaboul, à Téhéran, et qui n’ont strictement rien à voir avec ce qui se passe en France. De la révolte légitime contre l’imposition violente du voile, on glisse à une violence symétrique : l’imposition violente du dévoilement.
« Cela n’a rien à voir avec une “demande sociale” : tout est parti d’en haut, de la classe dirigeante »
Ce qui se passe entre 1989 et 2003, c’est aussi que la partie de la gauche qui refusait toute exclusion est devenue de plus en plus minoritaire. Beaucoup de personnalités politiques ou médiatiques retournent leur veste, souvent par opportunisme. SOS Racisme cesse en 1994 de soutenir les lycéennes voilées, tandis que Ni putes ni soumises change de position en quelques semaines à l’automne 2003 : sa dirigeante Fadela Amara, qui avait exprimé publiquement son opposition radicale à une interdiction qu’elle jugeait irresponsable, soutient ensuite fermement ladite interdiction. À l’exception des Verts et d’une partie du Parti communiste (PCF), tout le monde politique se livre à une surenchère “voilophobe”. L’histoire politique de cette séquence reste à écrire, mais il faut insister sur le fait que cela n’a rien à voir avec une “demande sociale”, en tout cas pas une demande populaire : tout est parti d’en haut, de la classe dirigeante. Les données de terrain montrent que ni les profs ni l’administration ne réclamaient l’interdiction. Pendant ce temps, les propositions de loi se succédaient à un rythme soutenu au Parlement. On voit bien comment l’opinion a été “travaillée” par le matraquage médiatique. Au printemps 2003, pro- et anti-interdiction sont presque à égalité dans les sondages : 49 % pour, 44 % contre. À la fin de l’année, 69 % des sondés se déclarent pour l’interdiction, 29 % contre. Dans mon livre Le Voile médiatique, j’ai montré que l’évolution de l’opinion a été strictement proportionnelle au nombre d’articles sur le sujet dans les grands médias dans le mois précédant chaque sondage. »
Pour les élèves, quelles ont été les conséquences à long terme de la loi de 2004 ?
« C’est surtout la première année que des exclusions ont eu lieu ; fin 2004, nous avons évalué à plus de cent le nombre d’élèves exclues de l’école pour avoir refusé de se plier à la nouvelle loi2. Cela dit, en 2004 comme cette année avec les abayas, même lorsque “ça se passe bien” du point de vue de l’administration, cela ne dit absolument rien du vécu, du ressenti et des dégâts subjectifs à long terme pour ces centaines d’élèves harcelées devant leurs camarades, obligées de se dévoiler ou renvoyées chez elles. Dans un contexte de chômage de masse où le diplôme ne garantit plus un emploi correct, cette loi a pu être aussi le supplément d’adversité qui a pu conduire à des déscolarisations et parfois des mariages précoces. Enfin, il y a eu les élèves qui ont trouvé refuge dans l’enseignement privé, catholique ou musulman. Et puis il y a l’effet sur l’ensemble des élèves, massivement solidaires de leurs condisciples voilées mais confrontés à l’interdiction de l’exprimer. Bref, en prétendant défendre l’école publique laïque, la loi de 2004 a plutôt sali son image. »
La loi de 2004 était supposée « régler » le « problème du voile » à l’école ; or la question est restée omniprésente dans le débat public. Comment l’expliquer ?
« Tous les ans ou presque, les mêmes activistes relancent une polémique du même type : sur la burqa, le burkini, les menus halal à la cantine, maintenant les abayas… En faisant reposer la charge de la neutralité sur les usagers et non plus sur les institutions, la loi de 2004 a véritablement ouvert une boîte de Pandore. À partir du moment où l’expression individuelle d’une conviction religieuse devient fautive, il n’y a aucune raison de s’arrêter au hijab : un bandana, un bandeau, un béret ont pu être des motifs d’exclusion en 2004, comme aujourd’hui l’abaya et toutes les alternatives imaginées par les élèves concernées, tunique, robe longue, pantalon ample, kimono. À partir du moment où un mobile religieux peut être présumé, la répression s’abat. Aujourd’hui, presque plus personne ne remet en cause l’interdiction des signes religieux à l’école. Certains politiques ou intellectuels s’opposent aux chasses à l’abaya tout en approuvant la loi de 2004 (ou en taisant leur opposition), mais ça me paraît un mauvais calcul, car si on accepte la loi de 2004, tout le reste suit. »
Avec Laurent Lévy3 vous montriez à l’époque que le débat sur l’interdiction du foulard bouleversait le clivage droite-gauche – et qu’une grande partie de la gauche, y compris radicale, avait adopté des positions qu’on ne peut considérer que comme racistes. Aujourd’hui, cette ligne de fracture s’est-elle déplacée ?
« En fait, même s’il y avait à droite quelques voix très minoritaires contre la loi, c’est surtout la gauche qui était très partagée. En 2003, on a vu avec consternation Lutte ouvrière et une partie de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) se rallier à l’interdiction ; quant au Parti socialiste (PS), majoritairement anti-interdiction en 1989, il affichait une adhésion unanime à la loi de 2004, et les très rares opposants ne s’exprimaient qu’en off.
« Aujourd’hui comme il y a vingt ans, le principal clivage sur ce sujet me paraît être générationnel »
Aujourd’hui, le paysage s’est un peu recomposé et certains anti-prohibitionnistes ont fait leur mea culpa. Mais, comme on a pu le voir avec Jadot, dans le climat actuel, quand on se veut un destin de ministrable ou de présidentiable, il n’est plus possible de remettre en cause la loi de 2004. Il en va de même pour La France insoumise (LFI), même si la relative jeunesse des militants, des cadres et surtout de l’électorat convoité tend à tirer le mouvement vers plus de vigilance contre l’islamophobie. Aujourd’hui comme il y a vingt ans, le principal clivage sur ce sujet me paraît être générationnel. En 2003, j’avais réalisé une enquête parmi les élèves du lycée où j’enseignais, en Seine-Saint-Denis. Les résultats étaient spectaculaires : sur 125 réponses, un seul élève désignait le foulard comme un problème, et le rejet de la loi était massif – ce qu’ont confirmé par la suite des enquêtes à plus grande échelle. Moins lecteurs d’éditoriaux et plus en contact avec “le terrain”, les jeunes sont moins sensibles aux approches “dramatisées” du “problème du voile”. En 2020 encore, à Poitiers, la secrétaire d’État à la Jeunesse Sarah El Haïry a été vivement interpellée par des jeunes qui, tout en revendiquant le principe de laïcité, lui ont demandé pourquoi les signes religieux étaient interdits à l’école, en quoi le foulard dérangeait l’enseignement, pourquoi on allait jusqu’à exclure des élèves4… Des questions que plus grand monde ne se pose dans le débat mainstream. »
⁂
Ada* enseigne depuis deux ans en collège. Contractuelle, elle n’a suivi aucune formation professionnelle.
« Dès les réunions de pré-rentrée, la CPE et la direction sont revenues sur les habits interdits. Il s’agit aussi bien des abayas que des shorts courts ou des crop tops. Si une tenue “non conforme” est signalée et considérée comme une abaya, c’est discussion avec la proviseure, la CPE et la référente laïcité1, qui est aussi prof d’histoire. Mais les élèves peuvent avoir des heures de colle, être interdits de salle de classe ou renvoyés chez eux pour se changer. Les parents peuvent également être appelés ou convoqués. L’institution a une sorte d’obsession pour la tenue des élèves. En tant que prof, j’ai le droit de refuser un élève dans mon cours pour une tenue “indécente”, c’est à mon appréciation. Le fait de juger les élèves et leurs vêtements en fonction du règlement intérieur est une pratique normalisée. Le collège devient vraiment un lieu de répression des enfants, et de contrôle du corps. En salle des professeurs, on entend parfois des discours choquants à propos des vêtements des filles. Une collègue a par exemple dit : “Avec sa jupe courte elle ressemble à une pute.” C’est le jugement d’un adulte sur le corps d’une ado de 11 à 15 ans. Dans un autre établissement, avant la circulaire, j’ai entendu des enseignants débattre des vêtements d’une jeune lycéenne, qui était en robe large : “On voit même pas ses formes, c’est n’importe quoi.” Ce regard porté sur les enfants, il n’est pas vraiment remis en question par mes collègues. S’y opposer, c’est un discours minoritaire. Il peut y avoir débat sur d’autres sujets, notamment sur des questions salariales. Mais la laïcité et le contrôle des corps, c’est un espace de non-débat. »
⁂
Depuis 5 ans, Célia est assistante d’éducation (AED) dans des collèges REP+. Elle a suivi la formation « Laïcité et valeurs de la République », lancée en 2021.
« Cette formation laïcité, c’est une journée où on nous présente des cas pratiques. Par exemple : “Le boubou est-il un signe ostentatoire religieux ?” Ou : “Mohamed a-t-il le droit de demander un jour d’absence pour une fête religieuse ?” Les exemples concernaient presque uniquement l’islam. Certains personnels de l’Éducation nationale sont obsédés par la laïcité. Pas parce qu’ils pensent que l’école serait un lieu où les différences doivent être gommées, mais par peur de l’islam. Mon seul rayon de soleil, dans cette formation, c’était la présence d’une prof qui avait enseigné en Angleterre. Elle était critique envers cette vision de la laïcité “à la française” puisqu’elle avait l’habitude d’enseigner à des petites qui portent le voile. Les laïcards racontent que “l’islam ne veut pas se fondre dans la laïcité”. Mais, en 5 ans en REP+, je n’ai jamais vu une élève refuser d’enlever son voile. Dans mon établissement, il n’y a pas de brassage : les gamins sont presque tous musulmans. Mais on est quand même censés “faire régner la laïcité” à tout prix. Ce qui donne des situations absurdes : par exemple, on n’a pas le droit de nommer le ramadan. Chaque année, on fait passer un mot aux parents en leur demandant si par le plus grand des hasards, leur enfant n’allait pas être absent de la cantine pendant un mois. Je ne suis pas contre le principe de laïcité, loin de là, mais il s’agit de l’adapter en fonction des profils. En faisant du cas par cas, en étant dans le dialogue et surtout en étant moins obtus, les choses pourraient mieux se passer. »
⁂
Sylvia* est professeure documentaliste depuis près de 25 ans dans un collège REP+ de Strasbourg.
« Ces cinq dernières années, le sujet de la laïcité est revenu plus fréquemment sur le tapis. Surtout après l’assassinat de Samuel Paty. Au retour des vacances, on avait eu une assemblée générale pour nous rappeler les valeurs de la République et la laïcité. L’abaya, c’est un sujet délicat, car certains enseignants sont absolument d’accord avec l’interdiction et d’autres, pas du tout. Les signes, c’est toujours très subjectif. Une collègue a ainsi dû demander à une élève de retirer son bandana, interdit depuis un certain nombre d’années. Elle l’a fait pour obéir à la hiérarchie, pas par conviction personnelle. Le problème, c’est que la hiérarchie obéit à la hiérarchie. S’il y a des frictions avec les enseignants, ou l’expression d’un désaccord, la réponse c’est toujours : “On sort le parapluie”. Et la légitimité vient d’en haut, du ministère et du rectorat. Il faut se faire voir, et se faire bien voir du rectorat. »
⁂
1989 | « Affaire » de Creil | Peu après la rentrée 1989, trois adolescentes sont exclues du collège de Creil (Oise) parce qu’elles refusent d’ôter leur foulard en classe. Les acteurs ? Le principal du collège, Ernest Chénière, qui cherche à se construire sur leur dos une notoriété politique (il sera élu député – de droite – en 1993). Et une partie des médias, à la remorque du journal de droite dure Le Quotidien de Paris. La machine est lancée. |
---|---|---|
1994 | Circulaire Bayrou | Le ministre de l’Éducation François Bayrou publie une circulaire appelant à exclure les élèves dont les « signes ostentatoires » de religiosité seraient « en eux-mêmes des signes de prosélytisme ». |
2003 | Commission Stasi | Sous la pression du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy et d’une partie des médias, Jacques Chirac confie au médiateur de la République Bernard Stasi la direction d’une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité. |
2003 | « Affaire » d’Aubervilliers | À la rentrée, Alma et Lila Lévy, 15 et 18 ans, sont exclues du lycée d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) pour port du foulard. Cette nouvelle « affaire du voile », largement médiatisée, influe les débats de la commission Stasi, à sens unique. |
2004 | Loi sur les signes religieux | Suivant la commission Stasi, le Parlement vote en mars une loi interdisant le port de signes religieux « ostensibles » à l’école. |
2008 | Affaire Baby Loup | Une employée de la crèche Baby Loup, à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) est licenciée parce qu’elle porte le voile dans l’établissement. Après de nombreux rebondissements judiciaires, son licenciement est définitivement confirmé en 2014. |
2012 | Circulaire Chatel | Une circulaire du ministre Luc Chatel permet de refuser la présence de mères voilées lors des sorties scolaires. |
2022 | Circulaire Pap Ndiaye | En novembre, une circulaire du ministre Pap Ndiaye assimile les robes longues noires et les abayas à des signes religieux ostensibles, donc interdits. |
2023 | « Affaire » de l’abaya | Au lycée Victor-Hugo, à Marseille, les élèves, les AED et les syndicats dénoncent les propos islamophobes et sexistes du proviseur et de certains membres de l’équipe éducative, notamment autour du port de l’abaya. Au cours de l’été, les grands médias entretiennent une polémique sur l’abaya, dont l’interdiction est réaffirmée en septembre par le nouveau ministre Gabriel Attal. |
1 Longtemps leader d’un courant autoritaire et jacobin au sein du Parti socialiste (PS), Jean-Pierre Chevènement est successivement ministre de la Recherche (1981-1983), de l’Éducation nationale (1984-1986), de la Défense (1988-1991) et de l’Intérieur (1997-2000)
2 Lire « Éléments d’un futur “livre noir” », Les mots sont importants (15/03/2014).
3 Père d’Alma et Lila, exclues en octobre 2003 du lycée d’Aubervilliers pour avoir refusé de retirer leur voile, et auteur de « La gauche », les Noirs et les Arabes (La Fabrique, 2010).
4 Lire « À Poitiers, dialogue de sourds entre les jeunes et leur secrétaire d’État », La Vie (30/10/2020).
Cet article a été publié dans
CQFD n°223 (octobre 2023)
Ce numéro 223 inaugure notre nouvelle formule et n’a pas de dossier thématique. Ceci dit, plusieurs articles renvoient à un même thème, celui d’une France embourbée dans ses vieux démons. On y refait l’histoire de la stigmatisation du voile à l’école, on y raconte comment la parole xénophobe la plus crasse s’est libérée autour des arrivées à Lampedusa, on y parle de squats expulsés et d’anti-terrorisme devenu fou... Bref, on passe la France au scalpel et ça pue pas mal. Heureusement tout un tas de chouettes chroniques et recensions viennent remonter le moral !
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°223 (octobre 2023)
Par
Illustré par Maïda Chavak
Mis en ligne le 13.10.2023