Pour Delphine, militante de SUD-Éducation depuis six ans, l’explication se trouve ailleurs. « En développant des outils informatiques d’accompagnement individuel des carrières, le ministère de l’Éducation nationale a découragé chez les profs les tentatives de mobilisation collective. Tout passe par la négociation entre le syndicat majoritaire, clairement réformiste, et le gouvernement. On observe aussi une tendance au désengagement des plus vieux, souvent résignés, et un phénomène de dépolitisation chez les plus jeunes. Quand ce n’est pas une adhésion aux idées de la droite décomplexée, notamment sur la nécessité du retour de l’autorité dans les établissements scolaires ou de faire des économies budgétaires. »
Revenons à présent sur la fondation de l’Union syndicale (US) Solidaires. C’est Christian qui reprend la main. « Comme moi, beaucoup de militants ont été virés de la CFDT à la fin des années 1980, dans une grande purge qui a frappé des sections entières à la Poste ou à l’hôpital. Notre volonté était alors de créer une union avec des entités autonomes pour éviter une prise de pouvoir par les fédérations les plus puissantes. En offrant une voix à chaque syndicat, quel que soit le nombre d’adhérents, on permet aux minorités d’être entendues. Mais les votes sont plutôt rares, car on privilégie la culture du consensus. Si cela doit arriver quand même, on fait remonter au niveau du conseil national la voix majoritaire et la voix minoritaire, histoire de ne pas étouffer les débats internes. Solidaires, c’est aussi un syndicalisme de lutte en référence à la charte d’Amiens [3]. Il faut être à la fois sur le terrain avec les salariés dans leurs revendications quotidiennes et faire de la politique pour transformer la société sur de grandes questions comme l’écologie, la place du travail, l’antiracisme. »
Une approche qui se révèle féconde ? « En salle des profs, les collègues fuient le discours syndical, même s’il se résume à une simple information, alors si je leur parle capitalisme, État ou patronat... », se désole Delphine. « Le quotidien du travail, c’est justement un lieu et un moment privilégiés pour discuter avec les collègues, aussi bien de leur bifteck que de la réflexion raciste que l’un d’entre eux a pu lâcher, sans attendre un grand congrès annuel pour leur montrer que les deux sont liés », insiste Christian.
Quant à la photographie sociologique d’une US Solidaires qui ferait apparaître une sur-représentation des diplômés, des emplois stables, des militants âgés, elle ne correspond pas à la réalité vécue par notre postier à la retraite. « C’est vrai concernant le secteur public, car il est plus facile de s’y développer pour un syndicat jeune, mais cela évolue, en particulier depuis 2008, avec de multiples implantations dans le privé [4]. Pour les diplômés, cela varie énormément selon les branches, entre SUD-Éducation et SUD-PTT par exemple. Et quand tu rentres dans le local à Marseille, il y a souvent plus de militantes que de militants. »
La question de l’âge lui paraît très secondaire par rapport à celle de la transmission d’expérience entre la vieille garde passée par la CFDT et les jeunes générations qui tardent à pointer le bout de leur nez. Au-delà des sessions d’informations régulières en direction des nouveaux adhérents, quel que soit leur niveau de pratique syndicale, Christian se rend disponible pour des sessions thématiques sur tous les sujets de société, de l’histoire des luttes à la question du genre en passant par le détricotage des lois. « C’est un axe essentiel de la lutte car plus les gens, militants ou non, sont informés, moins ils se sentent isolés, impuissants. L’union Solidaires 13 est pleinement dans son rôle quand elle crée des moments de rencontres interprofessionnelles, de mises en commun des mêmes problématiques. »
Le vaste local aménagé dans le centre-ville de Marseille en référence aux Bourses du travail doit permettre de poursuivre le même objectif en accueillant les grosses machines, telles Attac ou Greenpeace, comme les petites associations (à l’instar du collectif des Amoureux au ban public), en organisant un ciné-club régulier autour de luttes sociales connues ou moins connues (par exemple la guerre d’Espagne vue du côté des femmes libertaires), en invitant tout un chacun à un repas ou un apéro sur le trottoir après une journée d’action.
Mais Solidaires dans la capitale phocéenne s’identifie d’abord grâce à son camion rose qui est de toutes les luttes. Lors d’une fin de manif contre la loi Travail, il s’est retrouvé en première ligne face à des condés décidés à pourchasser les lycéens qui ne voulaient pas sagement rentrer dans le rang. Bilan : cortège abondamment gazé et pare-brise éclaté. « Par rapport aux consignes de l’intersyndicale, on a pris l’initiative de se mettre au milieu pour essayer de protéger les jeunes », ajoute Christian. Sans compter les soirées de soutien et les caisses de solidarité qui ont permis de récolter plusieurs milliers d’euros pour payer les frais de justice des inculpés.
Du côté de Delphine, c’est la déception qui l’emporte quant à l’implication de ses collègues dans le mouvement. « Très peu en grève ou en manif, ils pensaient ne pas être concernés par la loi. De toute façon, ils sont très attentistes. Même les annonces des programmes de droite sur le recul de l’âge de départ en retraite ne débouchent pas sur l’idée de lutter. La stratégie de grignotage des droits par les pouvoirs en place fonctionne à plein, et chacun préfère se réfugier dans des tactiques d’évitement individuel, pouvant aller jusqu’à d’hypothétiques plans de reconversion. Les rares à se bagarrer sont les collègues de l’éducation prioritaire parce qu’ils sont souvent plus politisés [5]. »
Entre épuisement et radicalisation, quel avenir pour le syndicalisme traditionnel ? « Quelle radicalisation ? Celle de tous les gouvernements qui dérivent toujours plus à droite ? Celle des directions de Goodyear ou d’Air France ? Le syndicat tel que je le pense n’est pas solidaire des mouvements sociaux, il est dans les mouvements sociaux, à Sivens comme à Notre-Dame-des-Landes », conclut Christian.