Dossier « All computers are bastards »

Passe d’armes avec le collège connecté

À l’occasion d’une rencontre publique initiée par les signataires de l’Appel de Beauchastel, nous faisons connaissance avec Céline. Sa fille, entrée au collège en septembre 2015, goûte cette année les « bienfaits » de la mise en place du « collège connecté ». Céline, qui a voulu s’investir dans le fonctionnement du collège, fait depuis deux ans partie du conseil d’administration et des délégués de l’association des parents d’élèves.
Par Ruoyi Jin

Comment se passe l’arrivée de la tablette au collège ?

« En 2015, je suis convoquée à mon premier CA. Le représentant du conseil départemental s’est déplacé pour l’occasion. Il se félicite qu’un nouveau collège fasse partie du projet pilote du tout numérique et se réjouit de l’arrivée des tablettes pour les élèves de 5e. À cette époque-là, ma fille est en 6e. Elle ne va donc pas recevoir de tablette dans l’immédiat, mais je comprends qu’elle fera partie du lot en 2016.

Le discours de Monsieur-le-conseiller me choque tout de suite : j’apprends que la tablette est imposée à nos familles, et que d’ici trois ans, il n’y aura plus de livres. Le renouvellement des manuels coûte cher, le projet permet, entre autres, de les remplacer par des manuels numériques. C’est l’un des “avantages” de la distribution gratuite des tablettes aux élèves. Je réalise le danger que ce projet pilote pourrait représenter pour mes enfants. Je lui demande de quel droit il impose la tablette dans nos maisons. Monsieur-le-conseiller ne se laisse pas démonter ; l’arrivée des tablettes chez nous, c’est pour notre bien. Cela va de soi !

Il y a partout des idiots et des mal-comprenants. Je dois en faire partie, mais je ne suis pas sûre d’être la seule. Alors je décide de mener ma petite enquête pour savoir si les autres parents savent que leur enfant va recevoir une tablette et que celle-ci sera amenée le soir à la maison. Je constate que beaucoup ne sont pas au courant. Il y a eu très peu de communication entre le collège et les parents et entre parents concernés. Je le signale au professeur référent en informatique, qui propose une réunion d’information. Ce professeur a reçu une formation spécifique, c’est un geek de la première heure. Cette réunion va lui permettre de nous présenter la tablette et son fonctionnement, mais surtout, de nous servir la messe.

Très fier de lui, il nous raconte tout ce que le numérique va apporter de positif à nos enfants : un jour, étant en cours dans une classe de 3e, il se rend compte, grâce à son ordinateur portable relié à la salle d’étude, qu’un élève de 5e, en train de faire ses devoirs, fait fausse route dans son travail. “Grâce” à son ordinateur portable interconnecté, il peut lui envoyer un “tchat” pour lui signaler la bonne voie à suivre.

Au début de l’année scolaire 2016, on prend les petits nouveaux et on recommence : les veinards qui arrivent en classe de 5e vont à leur tour recevoir leur tablette. Et ma fille, entre-temps passée en 5e, reçoit naturellement la sienne.

Bien que ça me révulse, je signe la convention. (Si une maman tente de refuser, on lui fait du chantage “Votre enfant n’aura pas accès aux cours” ; “Vous ne pourrez pas recevoir ses notes” ; etc., elle finit par signer.)

Dans la convention, il est écrit que les parents s’engagent à prendre une assurance spéciale et qu’ils fournissent le casque et le stylet. La tablette donne droit à cinq jeux téléchargeables gratuitement. Cela lui donne l’air d’un cadeau “fun”. Un cadeau empoisonné, en fait : il va de soi que certains enfants trouvent vite le moyen de télécharger tous azimuts. Pour nous, les parents, c’est un vrai casse-tête. Ajoutons que la tablette doit être rendue en fin d’année, et qu’à partir de deux unités détériorées, les parents remboursent. Étant donné que c’est un objet fragile, cela fait peser une lourde responsabilité sur les épaules des enfants. Parfois trop lourde : plusieurs familles ont déjà de gros problèmes. À cause de la casse, ils ont dû faire face à de pénibles convocations à répétition. Certains enfants, en particulier ceux qui sont en difficulté, comprennent vite que la tablette n’est pas un jouet mais un instrument de travail ; face à l’échec, ou dans un moment d’énervement, on a vu certains élèves pris d’une crise de rage briser leur tablette. Cette “innovation” technique serait une aide pour les plus faibles, nous dit-on. Au bout du compte, ce sont encore ceux-là qui trinquent. »

Tu nous as dit que tu as pu voir comment ça se passe, concrètement, au collège ?

« Devant mes réticences, et histoire de me calmer, on me propose d’assister en tant qu’observatrice à des heures de cours numérisés. On m’octroie deux matinées pour me rendre compte de ce qu’apporte la fameuse tablette. Ce sont des professeurs pro-numériques qui me reçoivent.

Ce qui me surprend d’abord, c’est de voir comment la classe est organisée : les élèves sont répartis en “îlots”, (en groupes, quoi !), et chacun joue un rôle : il y a un secrétaire (scribe), deux élèves “actifs” (ils font des recherches, répondent à des questions), et un élève chargé de surveiller que tout le monde travaille. Les rôles tournent quand le travail est terminé. Je constate que certains élèves sont avachis sur leur chaise, d’autres s’agitent. Quelques-uns sont assis dans un coin, leur casque sur les oreilles, les yeux rivés sur leur tablette. J’ai appris qu’ils révisaient leur leçon.

En cours d’histoire, la tablette est utilisée comme support documentaire. Par exemple, un tableau de Louis XIV à commenter à partir d’une batterie de questions. Or, si toute la classe est sur Internet, il arrive souvent que le réseau sature. Pendant un quart d’heure, rien ne marche et les élèves regardent voler les mouches. À la fin, le professeur est bien obligé de revenir au papier ! Ce qui m’inquiète, c’est que nos enfants n’écrivent quasiment plus. Les jours où la connexion ne marche pas, avec le stylet, on fait comment ? Il y a plus grave : les élèves désapprennent à organiser leur travail. Les rares cahiers qu’ils ont encore sont de vrais torchons et on peine à s’y retrouver. Quant à déchiffrer leurs hiéroglyphes !

Au chapitre des innovations, il y a la “classe inversée” : quand un professeur veut que les élèves apprennent une nouvelle leçon, il se filme et il met la vidéo sur Internet. Le cours est ainsi “encapsulé” (et prêt à être ingurgité). Ensuite, le professeur vérifie en faisant un QCM que chacun a bien appris sa leçon. Malgré cette nouvelle façon de faire, certains d’entre eux n’arrivent pas à retenir leur leçon ; ce sont justement ceux qu’on voit isolés dans un coin de la classe, le casque sur les oreilles.

Une anecdote : un jour, un professeur fait irruption dans la classe d’un collègue. Grâce à la connexion totale au sein de l’établissement, il a pu s’apercevoir qu’un môme regardait une vidéo pendant le cours. C’est pas le rêve, ça ?! Mouchards, délateurs, collabos, les ordinateurs n’ont pas d’états d’âme. »

Qu’est-ce que la tablette a changé dans ta vie et celle de tes enfants, que ce soit au collège ou ailleurs ?

« Au quotidien c’est exaspérant. Il m’arrive de recevoir plus de dix mails par jour du collège : on m’informe de ceci, de cela, des devoirs qui ont été faits, et que dans telle matière, ma fille a obtenu telle note... Eh oui, je reçois ses notes en temps réel ! D’ailleurs cela commence à déplaire à ma fille.

Les devoirs doivent être rédigés sur la tablette, mais imprimés à la maison. Car les profs demandent toujours une version papier. Il est clair que les coûts d’impression sont déplacés vers les familles. Le problème, c’est que premièrement, tous les parents n’ont pas une imprimante ; deuxièmement, tout imprimer, c’est exorbitant, tout le monde n’a pas les moyens de le faire. Pour moi, il est hors de question d’imprimer les devoirs : ma fille les écrit sur papier, un point c’est tout.

Dans ce collège, il y a régulièrement des réunions “informelles” avec le proviseur. Un jour, il nous informe qu’il a reçu un coup de fil du conseil départemental : des tablettes allumées ont été repérées à Paris. Il est malvenu de les faire sortir du département. Cela se passe de commentaire.

Quant à l’impact sanitaire du WiFi, la question a été posée mais aucune réponse réelle n’a été donnée, je dirais même qu’elle a été ignorée. J’ai bien l’intention d’aller dans les classes avec un appareil pour mesurer la puissance des ondes électromagnétiques.

Et puis il y a ce à quoi on ne pense pas : la tablette, il faut la vider pour mieux pouvoir la remplir. Tout comme les têtes ! »

Propos recueillis par Nathalie Caton
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Paru dans CQFD n°151 (février 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Nathalie Caton
Illustré par Ruoyi Jin

Mis en ligne le 13.11.2019