Notons qu’il y a une décennie, le Collectif national de résistance à base élèves (CNRBE) avait dénoncé « base-élèves ». Il mettait alors en garde contre le fichage programmé de tous les aspects de la vie. Une kyrielle de sanctions disciplinaires plus tard, ce « casier scolaire », préfigurant la mise en réseau des fichiers scolaires et personnels, est entré dans les mœurs. On voit qu’entre temps, le fichage généralisé a accompli des progrès foudroyants. Il ne cesse d’être perfectionné, comme en témoigne le foisonnement d’appareils de gestion, dont, entre autres, la création du CPA, le Compte personnel d’activité [1].
Outre l’encadrement graduel des enfants, de leurs familles et des professeurs, un insidieux travail de sape de l’éducation est mené conjointement, avec l’introduction de l’évaluation par compétences. C’est ce que révèle la dernière réforme du collège (2016-2017), menée au pas de charge et au son du clairon.
Rappelons que, jusqu’à présent, les programmes définissaient niveau par niveau les connaissances que les élèves devaient acquérir. Désormais, un socle commun de compétences, de connaissances et de culture SCCCC (sic) conditionne des paquets de compétences à décomposer en leçons et exercices. Tout cela porte le nom de savoirs et savoir-faire à encoder dans des grilles de compétences [2]. Exemple de compétence : « est capable d’arriver en classe avec tout son matériel » ! L’évaluation de cette compétence (comportementale) est indistinctement mêlée aux traditionnels contrôles des connaissances (survivances réactionnaires appelées à disparaître). Précisons que pour rendre compte du niveau d’un élève, on utilise actuellement trois couleurs. C’est du moins ce qu’on voit dans certains collèges. Rouge, t’es nul. Orange, c’est pas fameux. Vert, t’es un cador. Admettons que tu ne sois ni nul, ni un cador. Tu peux avoir 2/3 de vert (pour ton comportement ou ton talent de dessinateur), 1/3 de rouge (pour ta compréhension de textes ou de notions mathématiques, ou tes connaissances en histoire, etc.). Donc, ni vu, ni connu, j’t’embrouille : un enfant méticuleux et de bonne volonté peut « bénéficier » d’un livret exemplaire [3].
Avec ce méli-mélo de compétences imposées, il ne s’agit plus de vérifier ponctuellement les connaissances des élèves – on l’aura compris. Outre que cela masque les difficultés d’apprentissage, cela permet de piloter les pratiques des enseignants sur le terrain. Toute activité doit en effet être élaborée à partir d’un « référentiel d’évaluation ». Chacun est censé évaluer au fur et à mesure ce que l’élève est en train de faire – et non ce qu’il a appris. Le temps de l’évaluation n’étant plus séparé du temps de l’apprentissage, l’activité elle-même devient évaluation. Autrement dit, on évalue l’élève en tant que modèle d’élève, un individu apte à démontrer par lui-même et constamment sa capacité à se débrouiller, c’est-à-dire un élève auquel on n’a rien besoin d’apprendre. Au bout du compte, l’évaluation devient le but de la besogne nationale et remplace l’enseignement. Plutôt que la réduction à un enseignement pavlovien que certains dénoncent, c’est la sanction permanente de connaissances (innées ?) et de savoir-faire (naturels ?) qui pose véritablement problème. Du point de vue de l’acte d’enseigner de réels contenus, c’est un habillage du vide.
L’élève a obligation d’être en cours, et son évaluation doit être exécutée, certes. Mais ce sera sous anesthésie numérique. D’où la panoplie chatoyante de gadgets hautement technologiques et forcément ludiques introduits en classe (tablettes avec téléchargement de jeux gratuits, ordinateurs portables avec accès Internet, tableaux interactifs, etc.)
L’évaluation par compétences, qui n’avait pas pu se généraliser dans les collèges malgré diverses tentatives, du fait que la notation chiffrée est encore massivement pratiquée, s’impose désormais d’elle-même. Dès cette année, les grilles servent à noter le contrôle continu mis en place pour le nouveau brevet. Les épreuves de fin d’année n’en sont pas pour autant obsolètes. Tant à cause du bachotage permanent dû à l’obligation de résultat au brevet, que du respect pour l’examen, il semble improbable que les enseignants prennent le risque d’en perturber le bon déroulement, en se mettant en grève pour protester contre leur mise au pas pédagogique.
Finissons notre déclaration d’amour à l’évaluation par compétences en signalant qu’avec elle, la valeur « chiffrée » du travail de l’élève disparaît. Or ce qui effraie les parents et les adolescents dans la note, mais les intéresse aussi, c’est l’attribution d’un prix aux productions scolaires et la position qu’il confère au classement dans la « course à l’échalote ». La note est-elle escamotée, la place attribuée à chaque individu est renvoyée à plus tard. C’est aussi ce que manifeste la suppression des redoublements. Or, comme il faut bien faire le tri pour ventiler chaque individu dans la hiérarchie sociale (du moins tant qu’on ne s’en débarrasse pas), le tri social est confié, en fin de scolarité obligatoire ou à la fin du secondaire, au soin d’un logiciel d’orientation. Tout est dans la machine, et le système n’est responsable de rien. L’analyse des données scolaires, statistiques à l’appui, « démontrera » que tout a en fait commencé il y a longtemps, avec une « maîtrise de la langue insuffisante » en maternelle.
Le livret scolaire, recueil individuel des résultats de l’élève et d’appréciations sur son travail, dont les parents étaient « propriétaires » (il devait leur être remis en main propre à la fin de chaque cycle scolaire), devient dans sa forme numérisée, non seulement un moyen d’imposer l’évaluation par compétences comme un pilotage à distance des cours, mais aussi un instrument de gestion qui organise la détermination automatique de « parcours », autrement dit la programmation machinique de la vie de nos enfants.