Dossier « All computers are bastards »

Déshumaniser le travail social

Pour bien des gens, l’informatique a la réputation de simplifier les tâches administratives, de les rendre moins fastidieuses, voire même ludiques. Mais dans le travail social, l’ordinateur rend chaque démarche plus complexe, opaque, et il transforme les relations.
Par Kalem

L’informatisation modifie la façon dont les personnes sont accueillies dans un service social. Avant, la secrétaire demandait à la personne qui se présentait pour la première fois ses nom et prénom, son adresse sur la commune et l’objet de sa demande en quelques mots, sans forcément exiger de justificatifs. Elle notait ces indications sur une fiche papier qu’elle remettait à l’assistante sociale chargée de recevoir ensuite la personne sur rendez-vous.

Aujourd’hui, dans les services totalement informatisés par le logiciel nommé « Cosmos » en Seine-Saint-Denis, la secrétaire doit créer un dossier informatique usager. Elle demande à la personne une pièce d’identité, sa nationalité, l’état civil de la famille, le motif de sa demande, si elle a été orientée par un service extérieur, depuis quand elle habite sur la commune. Pour donner un rendez-vous, elle doit rentrer dans l’agenda électronique, puis retourner dans le dossier usager qu’elle vient de créer. Quand elle n’a pas le temps parce que d’autres personnes attendent, elle rappelle ultérieurement l’usager pour créer son dossier par téléphone. Les tâches sont divisées et les actions démultipliées.

L’usage de l’ordinateur au milieu d’entretiens intimes et confidentiels introduit un invité non désiré dans la relation d’accueil, de parole et d’écoute qui s’établit entre professionnelles et personnes reçues. Cette présence, apparemment invisible et pratique, fait en réalité écran dans la relation à l’autre. Les émotions, les regards et la spontanéité s’effacent au profit de représentations schématiques induites par des logiciels informatiques prêts à l’emploi. Absorbées par la saisie, les professionnelles regardent moins, n’écoutent plus, elles renseignent uniquement des items. Dans la déshumanisation du travail social, l’étape suivante sera le déploiement de logiciels « d’aide » à la prise de décision.

Les dossiers informatisés, qui ne prennent pas de place physiquement, sont rarement archivés ou détruits, pour ne pas dire jamais. La personne qui rencontre une nouvelle assistante sociale n’a pas forcément envie de reprendre toute son histoire, ni que celle-ci soit mentionnée dans son dossier. Ce qui est livré pendant l’entretien est rendu public dans le cadre d’un partage d’informations ouvert par l’outil informatique. Les principes fondamentaux du secret professionnel et de la confidentialité ne peuvent plus être garantis à la personne par la seule responsabilité de la professionnelle qui la reçoit. En revanche, les dossiers sociaux papier sont régulièrement toilettés et nos notes personnelles peuvent être conservées dans un cahier en dehors du dossier. Ces supports sont détruits à chaque fois que nous n’en avons plus l’usage.

Nous voulons revenir à la simplicité et l’autonomie

L’agenda dit « partagé » a fait son apparition. Sous couvert de transparence et de lutte contre l’archaïsme, il consiste en une saisie informatique des emplois du temps de chaque professionnelle d’une même équipe. Des agendas personnels papier continuent d’être fournis par l’administration et sont remplis manuellement par l’assistante sociale pour fixer ses rendez-vous. Auparavant, elle les reportait à la main sur un planning hebdomadaire commun à toutes : un tableau sur une feuille cartonnée A3 accrochée à un support en bois. Mobile, il était posé à un endroit et était facilement consultable par les secrétaires quand elles accueillaient les personnes. un jour, les managers ont décrété que les écritures de chacune étaient devenues illisibles.

Aujourd’hui, toutes les professionnelles d’une même équipe doivent intervenir sur l’agenda informatique. Mais sous couvert de nouvelles fonctionnalités, il est illisible. Par exemple, différentes couleurs sont associées à la nature de l’absence (arrêt maladie, congés, formation…) à tel point que l’agenda ressemble à une boule à facettes psychédélique. Bien sûr, en disant cela, notre propos n’est pas d’améliorer le logiciel de gestion du personnel. Ce que nous voulons plutôt, c’est revenir à la simplicité et à l’autonomie.

Les rares débats entre collègues sur l’informatisation amènent une même fin de non-recevoir : « l’ordinateur n’est qu’un moyen, ce n’est pas une finalité » ou « l’outil n’est pas à remettre en cause, c’est l’usage qui en est fait ». Pourquoi opérer une telle séparation ?

Parce qu’en réalité, le dossier social informatisé et l’agenda « partagé » sont des tiers qui ne sont neutres ni dans leurs incidences ni dans leur raison d’être. Ils représentent bel et bien l’œil de l’administration gestionnaire sur des métiers et un service public qui doivent être « rationalisés », c’est-à-dire rentabilisés.

Keltoum Brahna & Muriel Bombardi
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