CQFD illustré

Chroniques bédés

Cœur de pierre et promesse d’oseille

Le dessin de Darryl Cunningham a quelque chose d’enfantin. Des figures géométriques, des décors succincts, des couleurs vives. Ajouté à un titre plutôt plombant, L’ère de l’égoïsme – Comment le néolibéralisme l’a emporté, on redoute le pensum, la lecture poussive. On a tort. Le britannique a pondu là un petit chef-d’œuvre du genre. L’auteur a conçu sa bédé comme un triptyque. Phase 1, un portrait de la philosophe et écrivain Ayn Rand (1905-1982). Phase 2, une autopsie de la crise de 2008. Et phase 3, une immersion dans la révolution conservatrice démarrée sous les règnes de Reagan et Thatcher. Peu connue en France, Ayn Rand, mentor de l’ancien président de la Réserve fédérale Alan Greenspan, est un des cerveaux les plus malades de la pensée « libertarienne ». Sous couvert d’une philosophie « objectiviste », elle promeut bien avant l’heure l’égoïsme postmoderne en vertu cardinale, étant entendu que « l’altruisme n’est qu’un outil utilisé par le collectif pour soumettre les individus ». Tyrannique et complètement perché sur son dogme (par leur métier, les travailleurs sociaux se dévoueraient à « l’adoration de la nullité »), le lubrifiant fourni par Rand sert encore aujourd’hui à huiler le claque-merde des politiciens et philosophes de plateau télé. « Le seul et unique moyen pour un gouvernement de favoriser la prospérité d’un pays est de ne se mêler de rien (Rand). » Une antienne qu’on aurait bien taguée sur le costard des banquiers quand leur impéritie a été épongée à grandes pelletées d’argent public.

Sébastien Navarro

Darryl Cunningham, L’ère de l’égoïsme – Comment le néolibéralisme l’a emporté, éditions Ça et là, octobre 2014.

Bienvenu au théâtre d’Épouvante

Il est une belle brochette de freaks auxquels la bichromie d’Alexandre Kha va comme un gant. Une histoire d’histoires. Le petit peuple de la marge, difforme et inadapté, qui fricote dans les ombres. Garrigue, l’épouvantail qui récite du Rilke aux lycéennes, l’ex-playboy Danton, masqué de rouge après avoir été vitriolé, Élena, l’Ukrainienne aux orbites vides et sans titre de séjour. Page 63, on fait la connaissance d’un lycanthrope végétarien dont la tête est mise à prix. Le canidé est tourmenté par un « horrible fond humain ». Plus loin, c’est l’énigmatique Joshua Tonnerre, baroudeur des catacombes parisiennes qui débarque. Le type a perdu sa tête entre les aiguilles d’une horloge. Dans ce carnaval d’errances, il arrive à un couple de baiser dans un cimetière – le caveau familial, refuge des dernières intimités…

Unique réceptacle pour ces rebuts de l’humanité  : le Théâtre d’Épouvante, sis rue Blême. Exposée sur les planches, la tératogénèse offre ses moignons et ses seaux d’hémoglobine (de la soupe de tomate) à un public grisé par l’horreur. Alexandre Kha est un poète. Ses images ont la couleur de la nuit et des oranges sanguines. Ému, on repense au Freaks de 1932, chef-d’œuvre du cinéma noir et blanc signé Tod Browning. Les monstres font rire, les monstres font peur. Après avoir échappé à la flicaille dans le métro parisien, Éléna tambourine sur les murs aveugles de sa condition  : « On ne vit que pour mourir tous les soirs  ; on devient une machine à faire peur. »

Sébastien Navarro

Alexandre Kha, Les Nuits rouges du théâtre d’Épouvante, éditions Tanibis, octobre 2014.

La trahison continue

Fin 1999, Lakshmi Mittal rachète Gandrange, berceau du fer et patrie de Vulcain. Il met ainsi la main sur le savoir-faire de l’acier. On le sait désormais, le capitalisme achète aujourd’hui à perte. On gagne en vendant, en se séparant d’actifs. Parallèlement, rien n’est plus connecté à la réalité que les ouvriers en lutte. C’est le sens de la bédé Florange une lutte d’aujourd’hui de Zoé Thouron et Tristan Thil (voir CQFD n°101 et n°107), vidéaste de Metz qui va suivre le combat des hommes de Florange en 2012. Zoé Thouron met en perspective ce récit en dessins avec une patte légère et énergique. Fille de la Moselle et collaboratrice de la Revue XXI, elle saisit l’essentiel. Dans la région tous les villages portent des noms d’ange. Édouard Martin est l’un d’eux, un syndicaliste qui va empoigner la réalité jusqu’à passer du côté de ceux qu’il devrait combattre. Lui, qui disait  : « Je ne fais pas partie de leur monde, je ne suis pas opportuniste », sera élu sous la bannière PS. « J’ai l’impression qu’il n’y a que nous, les ouvriers, qui avons envie de nous battre  !  », déclare-t-il pourtant en sortant du bureau du directeur à qui il lâche  : « Et arrêtez de sourire !  » Lui et ses camarades montrent à quel point l’outil de travail appartient aux classes laborieuses. En ce cas, à quoi servent les patrons ? Laminoirs, cokeries, la visite en bulles instruit sur les hauts-fourneaux sans ennuyer. Les passages des candidats à l’élection présidentielle ne laissent aucun espoir sur la domination économique. «  Nouveaux patrons mondialisés, nouvelles luttes médiatisées », conclut l’auteur.

Ironie de l’histoire, Édouard Martin a empêché Catherine Trautmann d’être élue au Parlement européen. Les élites européennes demandent depuis à l’ancien sidérurgiste de laisser sa place alors qu’Aurélie Filippetti déclarait  : «  Nous avons besoin de représentants de la classe ouvrière. » Pour faire tapis ?

Christophe Goby

Tristan Thil, Zoé Thouron, Florange, une lutte d’aujourd’hui, Dargaud, 2014.

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