Camarade Lune

Barbara Balzerani : « Reprendre la main sur mon histoire »

Barbara Balzerani est un témoin - clé de l’histoire italienne des sixties et seventies. Impliquée dans la lutte armée alors que l’Italie bouillonnait de toutes parts, celle qui fut un temps l’une des dirigeantes des Brigades rouges a connu les deux faces des années de plomb : l’espoir fiévreux et la répression. Pour son implication dans les actions de l’organisation, elle a passé vingt‑­cinq ans en détention. Rencontrée à Paris, elle revient sur ce pan d’histoire et sur l’œuvre littéraire qui désormais l’occupe.

Quand j’entre dans ce petit café du 2e arrondissement parisien, il y a un moment de flottement. Entourée de quelques amis, vieux camarades de lutte des Brigades rouges (BR) immigrés en France il y a un bail pour échapper aux foudres de la répression, Barbara Balzerani remarque : « Vous êtes jeune... »

Cela semble l’étonner. Comme si ces histoires de lutte armée appartenaient aux gens de sa génération, nés dans l’immédiat après‑­guerre. Mais la surprise passée, elle se fait vite amicale et concentrée, ses paroles traduites par un camarade. Chacun de ses mots est pesé, soupesé. Non tant par méfiance que par volonté de justesse : on ne badine pas avec le plomb.

Pour point de départ de l’entretien, Camarade Lune, livre publié en 1998 en Italie et tout juste traduit en français par les belles éditions Cambourakis. Soit le récit sensible d’une vie dédiée à l’engagement politique, de la naissante autonomie ouvrière – « quand tous les mécanismes sautaient » – aux actions de plus en plus « ambitieuses » des BR, jusqu’à son arrestation en 1982, suivie de longues années de prison. Des pages dans lesquelles elle revient notamment sur le point de basculement qu’a constitué l’enlèvement puis l’assassinat d’Aldo Moro1 en 1978, auquel son organisation sera à tout jamais associée.

Dans son livre comme dans l’entretien retranscrit ci‑­contre2, Barbara Balzerani ne cherche ni absolution ni pitié. 25 ans de prison n’ont pas entamé sa détermination. Ton assuré, regard franc, paroles précises, elle souhaite avant tout remettre les choses dans leur contexte. Et parler sans fard de ce moment « où l’Italie cultivait promesse et maladie »3. Puisque « repartir de zéro est impossible », il faut regarder le passé en face. Et se débarrasser des œillères : « Comment se fait‑­il qu’on ne mette pas devant leurs responsabilités ceux qui ont tiré le premier coup, hypothéquant ainsi les années à venir ? »

Des Brigades Rouges à la littérature, une lutte de plume et de plomb

« J’ai commencé à rédiger Camarade Lune au moment où je retrouvais le monde extérieur en semi‑­liberté, après de longues années d’enfermement. Le texte est sorti très rapidement, d’un jet. En fait, il était déjà prêt dans ma tête.

Enfermée, je ne m’étais pas rendue compte de tout ce qui avait changé hors les murs. Une fois dehors, le choc a été rude : je ne retrouvais rien de familier. J’étais totalement isolée, sans repères. C’est pourquoi la lune a pris pour moi une telle importance : dans cet univers bouleversé, c’était le seul interlocuteur valable, intangible. Je me suis donc adressée à elle, qui m’offrait en outre la possibilité de parler de loin, avec distance. Et de reprendre la main sur mon histoire.

J’ai été une protagoniste active des événements des années 1970 en Italie, lesquels ont été tellement déformés et mythifiés que je ne me retrouve absolument pas dans ce qui en est rendu aujourd’hui. Rien ne m’y semble réel, qu’il s’agisse de livres ou de films. Un exemple entre cent : La Seconde fois (1996), film avec Nanni Moretti dans lequel une militante des Brigades rouges rencontre bien après les faits l’une de ses “ victimes ”, un homme gravement blessé. J’étais atterrée en le voyant, non parce qu’il est mauvais, mais parce que tout est totalement sorti de son contexte, vidé de sens.

« Ces pages ne s’adressent pas à ceux qui trouvent scandaleux qu’en plus de la survie me soit accordée la vie, c’est‑­à‑­dire la parole. »4

On dit toujours que les vainqueurs écrivent l’histoire, c’est encore plus vrai en Italie. La lutte des classes y avait deux protagonistes : les mouvements révolutionnaires et le Parti communiste italien (le PC le plus puissant d’Europe). Très vite, le second est devenu notre plus grand ennemi, car il était le garant de la paix sociale via son alliance avec le pouvoir. Tout ce qui était à gauche du PCI était diabolisé. Le “ compromis historique ” 5 avec la Démocratie chrétienne faisait de nous des ennemis à abattre.

Je n’ai pas de formation d’historienne, si bien que je n’ai jamais eu l’ambition de réécrire l’histoire des BR. J’ai simplement voulu rendre à la mémoire malade de ce pays une facette de son histoire, celle que j’ai connue. L’objectif ? Expliquer que cette période de ma vie s’inscrivait dans une suite logique. Non, la vie d’un militant des BR n’était pas une parenthèse. L’imaginaire collectif nous dépeint comme des martiens, des monstres catapultés sur la scène de l’histoire. Ça ne correspond pas à la réalité.

« Moi, qui n’aurais plus réussi à trouver le sommeil si j’avais commis ce mal extrême par intérêt personnel ou par perfidie, j’étais en paix avec tout ce que je choisissais de faire et de me faire. Car il arrive parfois que l’on puisse surmonter l’horreur de la mort, mais pas celle d’une vie réduite à un présent misérable. »

Voilà pourquoi Camarade Lune revient d’abord sur mon ressenti enfantin, celui de fille d’une famille pauvre voyant sa mère souffrir à l’usine. Je voulais restituer les origines, le film dans sa version entière. J’évoque celle que j’étais, “ la petite fille triste sur la photo ”, pour mieux rétablir le fondement de ma révolte. On nous disait alors qu’on ne pouvait pas changer les choses, que l’ordre social était figé : les pauvres seraient toujours là, comme les patrons.

J’ai par contre eu la chance d’être la petite dernière de ma famille, la seule à pouvoir étudier. Je bénéficiais de ce phénomène qui a changé le pays : la scolarisation de masse. Des filles comme moi pouvaient accéder aux écoles supérieures. C’était loin d’être parfait, mais ça m’a donné l’occasion de voyager, de découvrir la libération sexuelle et de participer aux grandes luttes ouvrières.

Tout ce que n’a pas connu ma mère. Elle a eu une vie atroce, arrêtant l’école en CE1 à cause de la guerre et élevant cinq enfants tout en bossant à l’usine. Si elle était très sévère, elle m’a aussi inculqué un sens de la responsabilité – “ Fais ce que tu veux mais chaque chose a son prix. ” La première fois qu’elle m’a rendu visite en prison, elle n’a pas pleuré et m’a simplement demandé : “ Tu es repentie ? ” Quand j’ai dit non, elle était contente. C’est une femme qui vivait sa rébellion de l’intérieur, dans un contexte où on ne lui donnait pas l’occasion de l’exprimer. Elle a tout de suite compris le sens des premières actions des BR contre les petits chefs d’usines, parce qu’elle se rappelait sa haine des petits tyrans, des mecs la harcelant toute la journée.

Il n’y a pas que ma famille, évidemment. Avec Camarade Lune, j’ai voulu redonner des visages et des identités aux militants sans recourir aux grands discours idéologiques. Cela impliquait un passage en revue de ma propre vie. Lequel permettait de montrer qu’à l’instar de mes camarades, je n’étais en aucun cas un monstre, mais une construction. J’ai voulu redonner un sens à notre parcours, ce dont on nous avait privé.

Par Vincent Croguennec.

« Entre ses mains, rien de moins que l’héritage des Brigades Rouges. Il s’agissait de résister, de restituer intact leur patrimoine idéal et, s’il devait s’achever, l’enterrer avec ceux qui l’avaient lancé. »

Alors que cette histoire reste gravée dans le cœur de l’Italie, on n’en retient qu’une petite facette : la matinée du 16 mars 1978 et l’enlèvement d’Aldo Moro. Soit dix petites minutes, avec ces questions obsessionnelles : qui était là Via Fani, qui ne l’était pas... De même, beaucoup ont voulu y voir la main des Américains et des Israéliens. Il faut donc le répéter encore et encore : ce sont des Italiens qui ont mené cette action. Et personne ne les pilotait.

Au sein des BR, on partageait tous une même détermination, une passion politique. Cela ne veut pas dire que le rapport à la mort était aisé. La mort infligée aux autres était la plus dure à affronter : on ne naît pas violent. Mais on pensait devoir en passer par là afin de vaincre cet ennemi beaucoup plus mortifère que nous. C’est le principe de la dernière guerre, celle qui doit arrêter les guerres. En s’y prêtant, tu t’infliges forcément des blessures. Je ne demande ni justification ni approbation, mais cette dimension est là en moi, elle ne peut pas s’effacer.

« Le choix des armes était le leur, les ennemis bien définis, et quoiqu’ils n’aient eu aucun doute quant à la légitimité de recourir à ces moyens extrêmes, ils étaient convaincus que leur vie et celle de leur projet politique mises ensemble ne valaient rien au regard de celle d’un passant innocent. »

Dans la réécriture historique qui a été faite de notre trajectoire, l’enlèvement d’Aldo Moro jette une ombre sur tout le reste. Analyser les BR par le biais de cet unique épisode est absurde. C’est pourtant ce à quoi s’est attelé le pouvoir, afin de nous détruire une deuxième fois. L’objectif ? Dissocier cette action meurtrière du contexte, faire comme si elle était à part. Cela efface des années de luttes, de conquêtes.

Pour comprendre pourquoi on en est arrivés à cette violence, il faut notamment remonter au 11 septembre 1973. Le coup d’État au Chili est un coup de semonce pour la gauche révolutionnaire, qui discutait déjà de lutte armée. À l’époque, l’internationalisme était quelque chose de concret et d’omniprésent. Et on a vu dans la tragédie chilienne la preuve que la démocratie formelle ne peut pas fonctionner dans notre sens, qu’elle est forcément confisquée. En outre, l’implication des Américains dans le coup d’État de Pinochet a eu d’autant plus de résonance en Italie que ceux‑­ci y étaient très présents depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quand le PC a accepté le compromis proposé par la Démocratie chrétienne, nous pensions ne plus avoir le choix : ne restait plus que la lutte armée.

« Beaucoup, elle y compris, se jurèrent de ne jamais se trouver sans un fusil. Ce massacre anéantissait tout soupçon de crédibilité en l’existence d’une voie pacifique pour atteindre des changements substantiels de gouvernement. […] Il fallait devancer l’ennemi, adopter une mentalité offensive. »

Il faut préciser qu’on était très jeunes, sans véritable expérience politique. Notre seule expérience de gauche extra‑­parlementaire ? La violence dans la rue, dans les manifs. Certains avaient mené quelques actions, mais rien de très ambitieux. Par contre, il y avait déjà eu des cycles très forts de luttes collectives, avec l’enracinement de l’autonomie ouvrière.

Au début des années 1960 s’opère une transformation de la classe ouvrière. L’immigration en provenance du Sud change la donne : ces ouvriers n’ont ni lien avec les syndicats, ni spécialisation. Cela donne naissance à une nouvelle forme d’autonomie ouvrière, hors des cadres habituels. C’est ce que raconte Nino Balestrini dans Nous voulons tout, une forme de biographie de ce type d’ouvrier. Ce dernier exprime un très fort antagonisme, y compris contre les syndicats traditionnels. Il n’est plus seulement question de salaires ou de changement des conditions de travail, mais de quelque chose de plus vaste, un grand renversement. Cette nouvelle figure sociale se dresse contre les lois du capital et les idéologies en vigueur. Et elle se montre beaucoup plus susceptible d’utiliser la violence.

Les BR naissent ainsi, dans les usines du Nord. Elles théorisent que l’Italie est le maillon faible de la chaîne capitaliste grâce à cette nouvelle figure. C’est d’ailleurs cette dernière qui explique la particularité du Mai‑­68 italien, qui s’enracine sur la longueur via la solidarité entre ouvriers et étudiants. Un moment fantastique, qui débouche sur de belles conquêtes.

Je rentre dans les BR après l’enlèvement du juge Sossi, en 1974. Il se conclut par un enfumage du pouvoir, lequel promet de libérer des prisonniers s’il est relâché mais n’en fait rien. C’est un moment de basculement : les BR ne visent plus seulement l’usine et ses chefs, mais s’attaquent désormais à l’État. Point important : cette action est bien reçue dans les quartiers populaires.

Si nous étions isolés sur la fin, ce n’était pas le cas au début. Rien à voir avec la situation d’Action directe en France ou de la RAF en Allemagne. Nous avions le soutien d’une partie de la rue. Si ça n’avait pas été le cas, on n’aurait jamais tenu aussi longtemps. Le coup d’arrêt se situe en 1982, avec une répression monstrueuse : plus de 6 000 personnes arrêtées, dont la moitié prennent au moins vingt ans de taule.

« 1982. L’année de la défaite. Le cumul des erreurs et de la faiblesse politique trouve son point de coagulation. Divisions internes, batailles perdues, arrestations massives, camarades torturés. Et, signe flagrant de l’importance de la crise politique, l’infamie des traîtres. Les frères d’hier se mettaient à dénoncer les autres, devenant leurs juges et leurs chasseurs. »

L’histoire des BR est mal connue parce qu’il y a eu une confiscation de la parole. La loi sur les repentis et les dissociés6 a nui à la vérité : ceux qui parlaient le faisaient par intérêt, tandis que ceux qui refusaient de répudier leur passé se voyaient privés de toute parole publique. Camarade Lune a certes été publié chez Feltrinelli, un éditeur important, mais cela a fait des vagues. Antonio Tabucchi, figure importante de la littérature italienne, a très vite pris position contre sa publication, prenant une page entière du Corriere Della Serra pour me dénier le droit à la parole. Il y avait jusqu’ici eu des recensions positives, notamment concernant mon approche littéraire, mais Tabucchi n’acceptait pas qu’il y ait une ex‑brigadiste parmi ses pairs. Quand il a fait du chantage auprès de Feltrinelli – “ C’est elle ou moi ! ” –, la maison n’a pas hésité longtemps. J’ai eu beaucoup de mal à retrouver un éditeur pour les livres suivants.

La situation ne cesse d’empirer à cet égard. L’écrivain Erri De Luca disait il y a quelques années : “ Aujourd’hui, il faut plus de courage qu’autrefois pour publier un livre de Barbara Balzerani. ” Le climat médiatique et politique continue à se détériorer. Si bien que l’histoire des BR se trouve plus que jamais traitée comme un fait divers. Notre trajectoire est coupée de l’histoire. Cela a deux objectifs. Mettre en garde les mouvements actuels – “ Voilà ce qui vous arrivera si vous optez pour la radicalité ”, ce qui s’est d’ailleurs vérifié avec le répression au Val de Suse. Et justifier le comportement du pouvoir pendant ces années‑­là, les tortures, les arrestations injustifiées.

« Et à nouveau, le regard s’éclaire et se pose sur le monde pour observer. Suis‑­je déjà au‑­delà ? Que va‑­t‑­il m’arriver ? Quel mal réussirai‑­je encore à me faire ? Camarade lune. Ensemble, complices, sera‑­t‑­il encore possible de rêver de réduire les marchands à l’impuissance ? »

La lutte armée a duré plus de dix ans. Aucun mouvement ne dure aussi longtemps s’il n’est pas soutenu et justifié d’une manière ou d’une autre. Et le pouvoir n’a jamais accepté qu’il puisse y avoir la moindre forme de justification. Voilà pourquoi il est nécessaire de nous dépeindre comme des monstres, de priver notre action passée de tout contexte. Ma démarche se situe a l’exact opposé. »


1 Leader du puissant parti Démocratie chrétienne et partisan de l’alliance avec le PCI, Aldo Moro est enlevé le 16 mars 1978 et assassiné après 55 jours de détention, son parti comme le gouvernement ayant refusé toute forme de négociation avec les ravisseurs.

2 L’entretien est par ailleurs assorti de quelques phrases prononcées lors de la rencontre organisée par la librairie parisienne Petite Égypte, le 20 septembre dernier.

3 Belle formule de Mimmo Sammartino, qui signe la postface de l’ouvrage.

4  Toutes les exergues sont tirées de Camarade Lune.

5 Stratégie d’alliance entre les deux partis visant à les réconcilier en faisant entrer le Parti communiste au gouvernement.

6 Figures juridiques instituées dans les années 1982 : le repenti fait volte‑­face, tandis que le dissocié adopte une position intermédiaire.

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