À la reconquête des usages interdits
Quoique prof de science politique dans la très collet monté unif’ du Québec, Francis Dupuis-Déri est un gniasse à la coule qui a fort chouagamment décrit la mouvance black bloc (éd. Lux et ACL). Son étude Démocratie. Histoire politique d’un mot (Lux) est claire et nette comme balayette. Elle rappelle que si, depuis la Grèce antique, le terme démocratie a défini un « régime politique où le peuple se gouverne seul, sans autorité suprême qui puisse le contraindre à l’obéissance », les pères fondateurs de la démocratie moderne aux States et en France considéraient, eux, la démocratie comme « le plus grand des fléaux » en l’associant à l’anarchie et au socialisme insurrectionnel. Récupérant ce mot repoussoir, l’élite politique lui attribue au milieu du XIXe siècle un sens nouveau : il désigne désormais le régime électoral libéral, appelé jusqu’alors république, ayant besoin de l’aval du « peuple souverain » pour se construire une légitimité et accroître son pouvoir. Et Dupuis-Déri d’expliquer lumineusement, sans jamais être barbant, pourquoi nos États démocratiques ont si peur de la démocratie.
On sait qu’après « soyez démocrates ! », l’autre grande injonction du néo-libéralisme anthropophage, c’est à présent « soyez autonomes ! ». Autrement dit : « Adaptez-vous gluamment en ne misant que sur vous ! »
Passant à la contre-attaque, la revue Offensive, via les éditions L’Échappée, publie le manifeste Construire l’autonomie qui entend « construire l’utopie ici et maintenant ». Comment ? En se réappropriant le travail vivant, le commerce, l’éducation, la médecine, la ruralité… Mais peut-on se réapproprier tout ça positivement (c’est-à-dire ludiquement, cocassement, jouissivement) si on ne se réapproprie pas d’abord ses rêves ? Cet éloge militant de « l’autonomie réelle, épanouissante, porteuse de liberté », des pratiques solidaires, des vaillantes résistances n’échappe pas toujours au boyscoutisme baba-raplapla. Heureusement, l’ensemble est couronné par un appel couillu d’Igor et Baraka à la guérilla contre les législations liberticides : « Toute législation a un seuil de tolérance. Apprendre à jouer avec le seuil et faire naître les complicités qui passent outre la loi permet de reconquérir les usages interdits. Transgresser la loi peut contribuer à la rendre obsolète. »
Sois démocrate ! Sois autonome ! Sois autogéré ! L’ouvrage collectif De l’autogestion, théories et pratiques analyse de quelle manière le concept autogestionnaire a été à son tour vampirisé par les structures institutionnelles, qu’elles soient étatiques, patronales ou syndicales. Face au réformisme visqueux et à « l’impossible capitalisme vert », la bande de la CNT-RP, qui orchestre le panorama, suggère, en se référant à Rosa Luxembourg, qu’on place ici et là, à l’usage surtout des nouveaux insurgés, des « poteaux indicateurs ». Des bons poteaux fort fréquentables en l’occurrence : le nouveau monde amoureux de Fourier, le conseillisme sans centralisme bureaucratique ni parti d’Anton Pannekoek, le makhnovisme, la Fédération des barricades permanentes de Bakounine, les collectivisations anarchistes de la guerre d’Espagne, les écoles populaires canaques, les communautés zapatistes, ainsi que les coopératives « hors normes » telles l’imprimerie 34 de Toulouse ou le local B17 de Nantes.
Cet article a été publié dans
CQFD n°121 (avril 2014)
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Paru dans CQFD n°121 (avril 2014)
Dans la rubrique Cap sur l’utopie !
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Mis en ligne le 30.05.2014
Dans CQFD n°121 (avril 2014)
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31 mai 2014, 13:21, par Arioch
je pense que cette reconquête passe par la mutualisation des ressources et des capacités, on entend souvent qu’un humain utilise 10% des capacités de son cerveau, autant utiliser 5% différents du voisin et échanger vos services. 10+5+5+4+8+.... = une équipe parée à tout.
à noter que "mutualisation" n’a pas de définition, et qu’on l’utilise sans trop chercher, je pense qu’on gagnerait à définir ce mot, et les modalités d’une coopération équitable.
je laisse toute latitude à la modération pour reformuler ou développer ces idées plus avant.