Voyage au cœur d’une société qui ne voulait pas être gouvernée
Zomia, territoires sans État ?
Une végétation dense, une petite route mal bétonnée, un dernier col, et voilà qu’apparaît un village suspendu à flanc de colline, caché par la montagne. On distingue une centaine de maisons disparates, composées de toutes sortes de matériaux – béton, tôle, bambou ou paille… À l’entrée, un portail énigmatique construit en bois, hérissé de piques et autres artefacts circulaires. Excepté quelques poules affolées entre nos jambes et des cochons qu’on entend grogner, l’endroit semble désert. Le long du chemin, tout un éventail de vêtements, allant du faux maillot du FC Barcelona au gilet de coton traditionnel, est étendu aux fenêtres. Sur la place principale, deux vieillards aux visages marqués observent, méfiants, le voyageur rare.
Nous sommes à Huai Tong, un village akha situé dans les montagnes du nord de la Thaïlande, à 20 km de la frontière birmane. En plein cœur de « Zomia », cette zone géographique de refuge et d’insoumission décrite par James C. Scott, anthropologue américain de l’université Yale, dans un ouvrage qui a fait date : Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, publié en 2009 et traduit en 2013 en français aux éditions du Seuil. Scott, dont les travaux prolongent la réflexion de l’ethnologue français Pierre Clastres sur les sociétés récalcitrantes à l’organisation en État, propose une analyse nouvelle des peuples des hauteurs d’Asie du Sud-Est. Selon lui, ces sociétés, loin d’être « précivilisées », comme elles sont généralement qualifiées, auraient consciemment choisi de fuir dans les montagnes pour vivre en dehors du pouvoir coercitif de l’État et ses contraintes (impôts, conscriptions, recensements…). Inutile de chercher Zomia sur une carte, on parle d’un espace transnational à cheval sur six pays (Birmanie, Laos, Thaïlande, Cambodge, Vietnam et Chine) vaste de 2,5 millions de kilomètres carrés et peuplé par une mosaïque de peuples des hauteurs, fugitifs et autonomes, d’environ 100 millions d’individus.
Après plusieurs semaines passées à sillonner les villages de ces différentes ethnies, Akha, Lahu, Hmong ou Lisu, le contraste avec ce que décrit James Scott est marquant. Ici les jeunes roulent en motos japonaises, apprennent le thaïlandais dans des écoles gouvernementales et font leurs courses au 7-eleven1. Les clôtures de nombreuses bâtisses sont surmontées de massives antennes de télévision, et, en dehors des fêtes religieuses ou des mariages, on s’habille « à l’occidentale ». Seules les personnes âgées maintiennent la tradition vestimentaire. Chez les plus jeunes, les parures hautes en couleur qui ont fait la célébrité des « Hill tribes », comme on les appelle ici, ont été remplacées par jeans et baskets. Mais alors, où est Zomia ?
Il serait complexe de définir ce qu’on appelle aujourd’hui les ethnies montagnardes ou « Chao Khao », en thaï. Cette dénomination, officialisée en 1959, se comprend par opposition à la société thaïe, établie dans les plaines, expliquent les anthropologues Yves Goudineau et Bernard Vienne : « [Là où] les montagnards insistent sur leur individualité ethnique et culturelle, en particulier par la valeur identitaire symbolique accordée au vêtement, au rituel, à l’habitat, les habitants des plaines accentuent l’image d’une société hiérarchisée, intégrée, consensuelle, fondée sur les valeurs religieuses du bouddhisme, composée de civilisés par opposition aux tribaux, gens de la forêt et des montagnes.2 »
Les Chao Khao composent environ 5% de la population thaïlandaise, mais plus de 50% dans la région de Mae Hong Son, au nord-ouest du pays. Leurs origines sont diverses (Yunnan, Tibet, Birmanie) et leur présence en Thaïlande provient des nombreuses vagues de migrations dues aux différents bouleversements qu’a connus la région depuis le XIXe siècle : colonisations française et britannique, guerre civile en Birmanie, guerres d’Indochine, instaurations de régimes communistes, etc.
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les ethnies du Nord ne bénéficiaient d’aucune attention particulière de l’État. C’est seulement à partir des années 1950 que la Thaïlande a décidé de s’intéresser à ces régions jusqu’alors hors de tout contrôle. Les enjeux étaient multiples : contrôle de la production d’opium (alors très importante dans le nord de la Thaïlande), prévention de l’influence communiste aux frontières et arrêt de la culture sur brûlis, pratiquée alors massivement. En une quarantaine d’années, et après plusieurs projets gouvernementaux, l’État thaïlandais a profondément modifié les modes de vie des ethnies, sans pour autant les assimiler entièrement.
Aujourd’hui, une grande majorité de ces peuples parle le thaï, la quasi-totalité des villages a l’eau courante et l’électricité et tous sont reliés par des routes ou des sentiers bétonnés. Pour supprimer durablement la culture du pavot à opium, des cultures de substitution (café, noix de macadamia, maïs ou piments) sont apparues, insérant les ethnies dans le commerce national.
Pourtant, les relations avec les Thaïs n’en sont pas plus sereines. Ces derniers cultivent de nombreux préjugés à l’égard des peuples montagnards, et supportent mal de voir conserver des habitudes qu’ils considèrent à l’opposé des valeurs « civilisatrices » dont ils se réclament. Ainsi, l’expression « sale comme un Lahu » est-elle fréquemment utilisée par les Thaïs.
Le trafic de drogue est une autre source de tension. Bien que la production soit aujourd’hui éradiquée dans le nord de la Thaïlande, « les trafiquants utilisent encore les membres des tribus », confie Paulo, ancien chef d’entreprise français qui a ouvert un hôtel près de la ville de Tha Thon. « Les trafiquants birmans ont vite compris que les seuls gars capables de passer d’un côté comme de l’autre de la frontière en évitant les contrôles et les postes de l’armée, c’était bien les montagnards, explique-t-il. Ce sont eux qui connaissent la montagne comme leur poche. » C’est pour cela que, dans certains villages, on voit souvent un ou deux habitants posséder « une immense maison ou bien plusieurs 4x4 flambant neufs ». À chaque arrestation, la rumeur revient : « Ah, encore un gars des tribus qui est dans la drogue. » « C’est normal qu’ils en attrapent souvent, conclut Paulo, ils sont les seuls à être harcelés en permanence par la police. »
Le regard des montagnards, victimes de discrimination, sur la société thaï n’est guère plus positif. Venu de la région de Mao Hon Son, Rena – un Karen d’une trentaine d’années – explique que « des frères karens de Birmanie installés en Thaïlande depuis plus de 20 ans vivent encore dans une situation de totale illégalité ». Les autorités thaïes ne reconnaissent pas les réfugiés arrivés après 1975 comme des « Chao Khao », mais considèrent ces apatrides comme des occupants illégaux, voire des ressortissants étrangers. L’objectif est de les ramener à la frontière, « mais ils se retrouvent le plus souvent parqués dans des camps de réfugiés à la frontière », raconte Alexandre, membre d’une mission locale de l’ONU. « Le pire, révèle-t-il, c’est que les autorités ont parfois du mal à différencier les membres des tribus récemment arrivés de ceux installés de longue date. » Ce qui entraîne des opérations de contrôle régulières, souvent musclées, dans les villages suspectés d’accueillir des réfugiés de Birmanie.
Pour Rena, « la vie des Thaïs, des Birmans ou des Blancs, c’est la guerre – et surtout l’argent ! » Car la pénétration de l’État dans les montagnes s’est accompagnée de l’augmentation du tourisme, avec de lourdes conséquences sur la vie des ethnies montagnardes. Destination touristique depuis plus de 30 ans – cette économie représente environ 10 % du PIB du pays –, la Thaïlande a compris l’attrait singulier que pouvaient représenter les peuples anciens pour des Occidentaux en mal d’exotisme. Aujourd’hui, tous les treks dans le Nord proposent à leurs clients de passer une ou plusieurs nuits chez ces « tribus qui vivent hors de la civilisation », comme les décrivent les brochures.
Sur la frontière birmane, à proximité de la ville de Mae Hong Son, le spectacle des dérives touristiques est glaçant. Dans une région réputée pour abriter les célèbres « femmes aux longs cous » de l’ethnie padong, les villages sont assaillis chaque jour par des cars déversant des centaines de touristes venus se repaître de cette « originalité anatomique ». La route qui nous mène à l’un de ces villages, est ponctuée de panneaux « Long neck village 2 km… ». Puis ce sont des affiches de femmes padong en taille réelle, invitant les touristes à se rendre dans ces nouveaux zoos humains.
L’industrie du tourisme n’est pas la seule à appuyer la prétendue mission civilisatrice d’État. À partir des années 1980, ce sont les organisations non gouvernementales (ONG) occidentales qui ont commencé à affluer dans ces régions, avec l’ambition d’améliorer les conditions de vie des ethnies minoritaires. En essayant de les recenser, en leur apprenant à lire ou en les encourageant à développer le tourisme, les associations ont contribué à sortir les tribus de leur isolement. En voulant « développer » les tribus des montagnes, les ONG ont suppléé l’État dans son œuvre d’assimilation.
Les modes de vie des tribus continuent donc à subir une profonde mutation. Considérant les critères habituels de « développement humain », les conditions de vie des montagnards semblent en nette progression : accès massif à la santé, alphabétisation en hausse constante, augmentation de l’espérance de vie. Mais le développement à marche forcée pratiqué par les différents acteurs a un prix : l’abandon des traditions religieuses, culturelles et vestimentaires entraîne une fracture générationnelle et un délitement progressif des liens sociaux. Du côté environnemental, l’arrivée fulgurante du plastique provoque l’apparition d’immenses décharges à l’air libre. Enfin, la disparition du système agraire traditionnel oblige les tribus à commercer, et les confronte à une agriculture régulée par un marché dont les règles et les risques sont encore mal maîtrisés par les montagnards.
« Si on reste au plus profond de la montagne, ils viennent moins par ici. ». Les paroles de Hani, une Lisu rencontrée dans le village de Ban Hua Pon, peuvent faire penser que l’isolement reste la meilleure garantie de résistance. Le phénomène d’acculturation ne se mesure certainement pas à la consommation de soda ni au port de baskets de marque par les jeunes. Encore aujourd’hui, plus de 35 % des montagnards en Thaïlande n’ont pas de nationalité. Le thaï est appris dans les écoles, mais la langue vernaculaire reste utilisée au village, et les mariages en dehors de la communauté sont exceptionnels. Dans l’ensemble, les structures sociales qui prévalent depuis des siècles sont respectées. Comme le prouvent les circuits du trafic de drogue, les peuples des hauteurs se moquent des frontières, qu’ils ne se privent pas de traverser. L’activité des villageois résiste à la frénésie moderne : ils évitent de travailler plus de trois ou quatre heures par jour. De quoi nous replonger dans la lecture de Pierre Clastres qui définissait le mode de vie des tribus d’Amazonie comme « le refus d’un excès inutile, la volonté d’accorder l’activité productrice à la satisfaction des besoins3 ». « Pourquoi faudrait-il travailler plus ? », confirme tranquillement Rena le Karen en tirant sur sa pipe.
Selon James Scott, « le grand récit de la civilisation exige toujours un sauvage hors d’atteinte qui finira un jour soumis et assimilé4 ». Celui de Zomia est aujourd’hui encerclé par un système économique dont la volonté unificatrice est implacable. Après une cinquantaine d’années de harcèlement, et malgré quelques ultimes résistances, Zomia semble lassée de fuir.
Texte et photos de Théo Stoeffler 1. Enseigne de commerces très répandus en Thaïlande. 2. Y. Goudineau, Vienne B., Thaïlande contemporaine, L’Harmattan, Bangkok, 2001. 3. Pierre Clastres, La Société contre l’État, Minuit, 1974. 4. Scott C. J., Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, Paris, 2013.
Des prises de position stratégiques visant à maintenir l’état à bonne distance
La Zomia est la dernière région du monde dont les peuples n’ont pas encore été complétement intégrés à des États-nations. Ses jours sont comptés. Il n’y a pas si longtemps, de tels peuples se gouvernant eux-mêmes représentaient la majorité de l’humanité. De nos jours, ils sont perçus par les royaumes des vallées comme nos “ancêtres vivants, ce que nous étions avant de découvrir la culture du riz en rizière, le bouddhisme et la civilisation”. Ici au contraire, je défends l’idée que les peuples des hauteurs doivent plutôt être approchés comme des communautés de fuyards, de fugitifs, de délaissés qui ont, au cours des deux derniers millénaires, tenté de se soustraire aux différentes formes d’oppression que renfermaient les projets de construction étatique à l’œuvre dans les vallées - esclavage, conscription, impôts, corvées, épidémies, guerres. La plupart des territoires où résident ces peuples peuvent fort à propos être appelés “zones refuges ou zones morcelées”. Pratiquement tout, dans les modes de vie, l’organisation sociale, les idéologies et (de manière plus controversée) les cultures principalement orales de ces peuples, peut être lu comme des prises de position stratégiques visant à maintenir l’état à bonne distance.
Extrait de Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, James C. J. Scott, éditions Le Seuil, 2013.
1 Enseigne de commerces très répandus en Thaïlande.
2 Y. Goudineau, Vienne B., Thaïlande contemporaine, L’Harmattan, Bangkok, 2001.
3 Pierre Clastres, La Société contre l’État, Minuit, 1974.
4 Scott C. J., Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, Paris, 2013.
Cet article a été publié dans
CQFD n°139 (janvier 2016)
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Paru dans CQFD n°139 (janvier 2016)
Par
Illustré par Théo Stoeffler
Mis en ligne le 15.03.2018