Dossier Forteresse Europe
Suisse : la barque est pleine
Suisse : la barque est pleine !1
Alors que l’Union européenne bétonne ses frontières extérieures, la Suisse entend renforcer les siennes au cœur même du vieux continent. Ce petit pays à la prospérité arrogante (3,5 % de chômage, 2 % de croissance prévue pour 2014) ose moucher le Goliath européen et veut brider l’accès à son marché de l’emploi. Le principe de libre circulation est remis en cause. L’UE brandit la menace de mesures compensatoires – euphémisme de sanctions. On coupe les fonds à la recherche, on exclut les étudiants suisses du programme Erasmus et la tête de la Confédération est promise à « la clause guillotine2 ».
Néanmoins, derrière l’exigence de gestion autonome de l’immigration, d’autorisation de séjour soumise à quotas, de préférence nationale et de renégociation des traités internationaux, l’UDC n’avance aucun chiffre. Elle n’a que faire des modalités d’application, la patate chaude revient au Conseil fédéral. L’UDC fait de l’agit-prop, c’est son fonds de commerce. Elle sait que les quotas appliqués aux étrangers depuis le début du XXe siècle jusqu’en 2002, date à laquelle les accords de libre circulation sont entrés en vigueur, n’ont jamais endigué l’immigration.
La démocratie directe référendaire par initiative populaire, louée de toutes parts, permet à tout un chacun d’agir sur son environnement politique. L’UDC est une machine électorale bien rodée. Elle détient le plus grand nombre de sièges au Parlement fédéral. Depuis le 6 décembre 1992, date à laquelle la Suisse refusa, par le même 50,3 %, d’adhérer à l’Espace économique européen (EEE), l’UDC n’a cessé de déposer des initiatives focalisées sur l’immigration et l’indépendance de la Suisse en cristallisant les rancœurs identitaires. À grand renfort d’affiches coup de poing, il désigne les boucs émissaires. Outre les étrangers, il fustige les nationaux qui ne le suivent pas. Les initiatives remportées par l’UDC dessinent toutes la même carte électorale. La Suisse alémanique et le Tessin italophone contre la Suisse romande. Ce clivage est apparu lors des votations de 1992 contre l’EEE, s’est confirmé en 2009 contre les minarets, en 2010 pour le renvoi des étrangers criminels et le 9 février dernier contre l’immigration de masse. C’est ce qui fait dire au Zurichois Christoph Blocher, vice-président du parti : « Les Romands ont toujours eu une conscience nationale plus faible. […] Il y a ceux qui veulent s’adapter, et les autres qui se battent pour l’indépendance3. » En 2011, le slogan était : « Les Suisses votent UDC ! » Entendez : les vrais Suisses.
Le multimilliardaire Blocher, éminence grise du parti depuis sa création, tient sa revanche. Il a été en charge du Département fédéral de justice et police de 2004 à 2007 et en a été évincé par le Conseil fédéral. Depuis vingt ans, celui qui présida dans les années 1980 le groupe de travail sur l’Afrique du Sud soutenant les lois en faveur de l’apartheid mène un travail de sape contre toute velléité d’ouverture du pays. Avec le vote du 9 février, il fait la nique à l’Europe « colonialiste » et accule les dirigeants de son pays, qu’il exècre, à négocier et rédiger une loi « casse-tête ».
Dans le pays, on cherche une sortie de crise. Les grands pôles économiques réclament de larges quotas d’immigrés. Les cantons riches menacent de ne plus payer l’impôt versé à la Confédération pour financer les cantons moins aisés – dont les cantons alémaniques et ruraux qui ont voté pour l’initiative. Certains disent que le divorce entre Romands et Alémaniques est consommé. Beaucoup veulent que l’on revote. Une réforme du droit d’initiative est réclamée. Un lecteur du journal Le Temps, dans son édition du 28 février, rappelle que « Genève a choisi la Suisse il y a deux cents ans […]. Il est donc temps de redevenir indépendant en adhérant directement à l’UE. » Idée que ne partage pas le secrétaire général genevois de l’UDC, Éric Bertinat : « On veut nous faire descendre d’une voiture confortable pour monter dans une charrette4. »
Mais qu’en est-il des étrangers, silencieux dans le débat public ? Les déjà résidents s’inquiètent. Le regroupement familial risque d’être compromis et la durée de séjour réduite. Les demandes de naturalisation ont augmenté depuis le vote. Le principe de préférence nationale inscrit dans le projet de loi créera des tensions avec les frontaliers – ils sont près de 270 000 à entrer tous les jours en Suisse. Les requérants d’asile se verront eux aussi contingentés. Mais la mesure la plus terrifiante de l’initiative du 9 février, c’est l’idée d’un retour du permis A, le permis saisonnier. Tonni Brunner, actuel président de l’UDC, présente l’idée en ces termes : « Pour les secteurs de la construction et de l’agriculture, nous devrions réintroduire le statut de saisonnier. C’était un très bon système […]. Avec notre initiative, il n’y aurait aucune garantie d’installation, de regroupement familial ou de prise en charge par l’assurance chômage5. » Le retour de l’esprit de la loi de 1931, qui disait qu’« il n’y aura rien à objecter à l’afflux des étrangers, mais à condition que ceux-ci ne songent pas à s’établir ». Et Blocher de conclure après la votation : « Notre peuple a un bon fond, sinon un tel résultat n’aurait pas été possible6. »
1 En août 1942, Heinrich Rothmund, chef de la Division fédérale suisse de la police, estime que « la barque est pleine ». Devant l’afflux de réfugiés fuyant le nazisme, une circulaire fédérale annonce la fermeture des frontières. Jusqu’en juillet 1944, 24 000 réfugiés, dont de nombreux juifs, sont refoulés du territoire et promis à une mort certaine. La Barque est pleine (Das boot ist voll) est un film suisse de Markus Imhoof sorti en 1981. L’expression a souvent été utilisée dans les débats précédant la votation du 9 février, y compris comme slogan de campagne de l’UDC.
2 Les accords bilatéraux signés en 2002 entre l’UE et la Suisse sont juridiquement liés par une « clause guillotine » : ils sont indissociables. Si l’un des accords n’est pas prolongé, les parties ont la possibilité de déclarer caducs les autres.
3 Basler Zeitung, 13 février 2014 (journal dont Blocher est propriétaire).
4 L’Express, 16 octobre 2013.
5 Interviews accordées à la NZZ am Sonntag et au Temps, fin novembre et début janvier.
6 Déclaration au soir du 9 février 2014 sur son canal de télévision personnel, Teleblocher.
Cet article a été publié dans
CQFD n°120 (mars 2014)
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Paru dans CQFD n°120 (mars 2014)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 12.05.2014
Dans CQFD n°120 (mars 2014)