Bonnes feuilles et sardines
Sardinières d’hier et d’aujourd’hui
« Écoutez l’bruit d’leurs sabots / Voilà les ouvrières d’usine / Écoutez l’bruit d’leurs sabots / Voilà qu’arrivent les Penn Sardin. » Les familiers des chorales militantes ont forcément en tête ce refrain, composé par l’accordéoniste Claude Michel, en l’honneur des ouvrières des conserveries de Douarnenez et de leur grève victorieuse de 1924. On entonne encore régulièrement « Les Penn Sardin », de Marseille à Limoges, au gré des luttes, tant la leur est entrée dans l’imaginaire des conquêtes sociales arrachées de haute lutte. Car il en a fallu, de la détermination, pour que dans cet univers façon « Zola au fond du Finistère », tel que le caractérise Anne Crignon dans un ouvrage qu’elle leur a consacré1, ces deux milliers d’ouvrières en grève arrachent une vraie victoire (notamment une nette revalorisation salariale). Six semaines de lutte acharnée, ainsi symbolisées par les refrains finaux, plus combatifs, composés par l’accordéoniste : « Écoutez claquer leurs sabots / Écoutez gronder leur colère / Écoutez claquer leurs sabots / C’est la grève des sardinières. »
« Mythique, la grève l’est d’abord parce qu’elle est menée par des femmes », écrit Tiphaine Guéret dans son ouvrage dont le titre fait référence au hit susmentionné, Écoutez gronder leur colère2. « Il faut les imaginer battant le pavé au son de L’Internationale, levant le poing contre leurs conditions de vie inhumaines. » Mais l’amie enquêtrice, par ailleurs matelote émérite du chalutier CQFD dont elle a un temps été secrétaire de rédaction, a souhaité réactualiser le propos. Elle est allée voir ce qui, aujourd’hui, se tramait dans les deux conserveries de poissons rescapées, Paulet (marque Petit Navire) et Chancerelle (Connétable). « Il y aurait quelque chose de frustrant à laisser le compteur bloqué sur le triomphal hiver 1924 et à se satisfaire de la folklorisation de la grève », préambulise-t-elle. Et d’ajouter : « Aujourd’hui encore, la vie économique de Douarnenez tourne largement autour de la sardine et du conditionnement du poisson, et ses conserveries emploient toujours massivement des femmes, dans des conditions représentatives des situations d’exploitation propres à notre époque. Leur histoire aussi mérite d’être racontée, et c’est ce que ce livre se propose de faire. »
Mission accomplie. Si les ferments révolutionnaires de Douarnenez « la Rouge »3 semblent lointains, les pages de l’ouvrage laissent pointer la possibilité d’un « front commun » contre les nouvelles conditions d’exploitation. Un siècle après, l’étincelle n’est pas tout à fait éteinte… Morceaux choisis.
« Une des raisons de la colère et de la déception des ouvrières, c’est sans doute le décalage entre leur vécu et l’image valorisante que se donne l’entreprise familiale. Les plus anciennes semblent entretenir un souvenir heureux de leurs premières années chez Chancerelle. Les conditions de travail étaient déjà difficiles – en témoigne le film de Marie Hélia Les Filles de la sardine, tourné en 2000 – mais l’atmosphère n’était pas la même. La direction saluait les ouvrières chaque matin, négociait pour elles des langoustines à bas coût auprès des pêcheurs pour les fêtes. Lorsqu’une nouvelle recette était lancée, on les consultait à coup de boîtes de sardines offertes pour toute la famille. Du capitalisme paternaliste à l’ancienne. Une technique managériale éprouvée, visant à entretenir les employées dans l’illusion d’appartenir à une famille. Toxique ? Sûrement. Mais, pour beaucoup, ça valait mieux que le régime actuel.
La direction saluait les ouvrières chaque matin, négociait pour elles des langoustines à bas coût pour les fêtes
“C’est des jeunes chefs, maintenant, pour la plupart, raconte Mathilde. Ils ont quelque chose à prouver. Ils n’ont pas connu l’usine, ils ne savent pas la pénibilité. Pour certains, on est comme des maillons qu’on peut échanger. Avant, chacune avait son importance. Aujourd’hui, il y a tellement de demandeurs d’emploi qu’on se dit qu’on peut nous échanger à n’importe quel moment. Il y a toujours du monde à la porte.”
Ce sentiment est partagé par Sarah : “On n’est plus considérées, on est des numéros. On n’est que des pions. On n’a aucune valeur devant ces gens-là. Je ne sais pas où ils sont allés prendre cette équipe de chefs, mais ils ne sont pas à la hauteur. Certains n’ont jamais travaillé le poisson, jamais travaillé sur une ligne. L’identité de l’usine s’est perdue.”
« On n’est plus considérées, on est des numéros, on n’a aucune valeur devant ces gens-là »
À en croire un délégué syndical CGT de l’entreprise, le glissement aurait commencé au début des années 2010, au moment du déménagement sur le site du Lannugat, qui coïnciderait avec l’instauration des 2/8. Une nette aggravation se serait ensuite fait sentir à partir de 20194. “Chez Chancerelle, c’était le paternalisme qui régnait jusqu’à 2010, 2012. Puis sont arrivés des financiers.”
“Des financiers.” Le mot revient dans la bouche de nombreuses ouvrières, pour évoquer ceux qui sont aujourd’hui à la tête de leur usine. Au premier rang desquels Jean Mauviel, directeur général de la Maison Chancerelle depuis 20195, succédant aux dix ans de règne de Jean-François Hug, premier dirigeant de l’entreprise non membre de la famille Chancerelle. Un “financier”, Mauviel ? L’homme a en tout cas roulé sa bosse dans de grosses boîtes agro-alimentaires : Saupiquet, Daucy mais aussi Findus, pour les plus connues. Tout comme Philippe Cloarec, directeur industriel, qui a travaillé pour les groupes Jean Hénaff (celui des célèbres pâtés bretons) et Jean Caby, le roi de la saucisse cocktail. C’est aussi le cas de Benoît Allais, directeur des usines, qui a officié chez Madrange et Capitaine Cook, ainsi que de Julie Galauziaux, responsable de l’usine sardine, elle aussi passée par Hénaff, ainsi que par Intermarché. Tous occupent leur poste depuis 2019.
« Chez Chancerelle, c’était le paternalisme qui régnait jusqu’à 2010, 2012, puis sont arrivés des financiers »
Avec ces nouvelles têtes, explique le délégué syndical, serait arrivé “le lean management6, le management moderne, agressif : à l’étripage, elles bossent avec sous les yeux un diagramme qui leur indique quand l’entreprise perd de l’argent, quand elle rentabilise, quand elle gagne de l’argent. Tout est calculé au centime près”.
Jusqu’aux congés payés : des salariées qui souhaitaient réintégrer leur poste en mi-temps thérapeutique après un arrêt de travail se seraient vues mises en congé forcé par Chancerelle, faute de travail pour elles. Plus grave encore, les congés payés des salariées seraient parfois utilisés pour pallier les aléas techniques, par exemple les pannes des machines.
« À l’étripage, elles bossent avec sous les yeux un diagramme qui leur indique quand l’entreprise perd de l’argent, quand elle rentabilise »
Ce que Chancerelle a à en dire ? Sur le premier point, l’entreprise est catégorique : elle “n’a pas connaissance de tels cas et se conforme aux avis du médecin du travail”. Quant au second, elle assure qu’elle “ne fait qu’appliquer les décisions prises collectivement” et affirme : “L’organisation du travail est encadrée par un accord d’entreprise signé par la CGT, lequel définit les conditions relatives aux changements d’horaires et aux délais de prévenance.”
Soit. Reste que l’année 2019 a marqué un tournant dans la mémoire des ouvrières. La date à partir de laquelle les rapports humains se délitent, les petits arrangements s’annulent… Et cette impression désagréable de n’être plus que de la main-d’œuvre, corvéable, flexible et interchangeable.
De quoi faire émerger chez les travailleuses un front commun ? »
1 Une Belle grève de femmes, Libertalia, 2021.
2 Paru chez Libertalia le 25 octobre 2024. Ruez-vous chez votre libraire, nom d’une sole meunière !
3 À l’époque de la grève, le maire de la ville, Daniel le Flanchec, était communiste.
4 Interrogée au sujet de ce tournant, Chancerelle n’a pas répondu sur ce point précis.
5 À l’heure où ces lignes sont écrites, un nouveau directeur général, Philippe Saintigny, est en passe de remplacer Jean Mauviel.
6 Méthode de gestion et d’organisation du travail destinée à optimiser le fonctionnement de l’entreprise dans le but d’une rentabilité maximale : élimination de toutes les sources de pertes, normalisation rigide des postes, flux tendus...
Cet article a été publié dans
CQFD n°235 (novembre 2024)
Ce mois-ci, on s’entretient avec une militante impliquée dans la révolte contre la vie chère en Martinique. Deux de nos reporters sillonnent le mur frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, sur fond de campagne présidentielle Trump VS Harris. On vous parle de l’austérité qui vient, des patrons qui votent RN, mais aussi de la lutte contre la LGV dans le Sud-Ouest et des sardinières de Douarnenez cent ans après leur grève mythique…
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Paru dans CQFD n°235 (novembre 2024)
Par
Illustré par Mathilde Paix
Mis en ligne le 03.12.2024
Dans CQFD n°235 (novembre 2024)
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