Logement
Rome, ville à ouvrir !
L’usine abandonnée depuis vingt ans s’appelle dorénavant Métropoliz. C’est là, dans la périphérie est de Rome, en lisière de plusieurs quartiers résidentiels et au cœur d’une zone de friches industrielles proche de l’autoroute, que vivent une soixantaine de familles, rassemblant Italiens, Péruviens, Marocains, Ukrainiens, éthiopiens, érythréens et Roumains.
L’occupation a commencé il y a maintenant cinq années à l’initiative du Bloc des précaires métropolitains (BPM – Blocchi precari metropolitani), vaste coordination informelle dans laquelle se fédèrent, à travers toute la ville, les occupants déjà en place et ceux qui aspirent à s’emparer collectivement de lieux désertés par leur propriétaire. Dans ce bâtiment, très éloigné des standards de base d’un lieu d’habitation, chaque famille a réalisé ses propres travaux. « À chacun de prendre ses affaires en main. C’est une règle qu’on se donne. Ce qui n’empêche pas de mettre en commun les compétences de chacun pour créer un espace collectif où l’on se rencontre, discute, fait du sport et d’autres activités », explique une activiste du BPM.
Mustapha, la quarantaine, originaire de Casablanca, vivait à Rome dans un appartement en location avec six autres Marocains. Il travaillait dans le bâtiment, jusqu’à ce que son patron disparaisse et laisse sur le carreau une trentaine d’ouvriers. « Je suis arrivé dès l’ouverture de ce bâtiment. J’avais besoin d’un toit. J’ai rencontré les gens du BPM. Je me suis inscrit sur une liste, puis j’ai reçu des messages et des invitations à participer aux manifestations et aux assemblées. Au bout d’un moment, après avoir vu que je m’investissais dans le projet, ils m’ont proposé de venir m’installer. C’est un projet dans lequel les gens doivent être décidés. Ce n’est pas qu’une question de logement. » Il poursuit : « Je me suis installé ici un appartement qui fait presque cinquante mètres carrés. Je donne des coups de main aux autres. J’ai appris beaucoup de choses. On fait très souvent des assemblées où on essaie de trouver tous ensemble des solutions. Je me sens utile. » « Ici s’expérimente aussi un mode d’organisation sociale fondée sur l’autogestion et l’horizontalité, précise Irène, militante du BPM. Il n’y a ni représentation, ni délégation : les personnes gèrent ensemble leurs besoins, et disposent d’un système de solidarités leur permettant un accès aux droits, à la santé et à de multiples activités. »
Avec ses 2 400 familles ayant perdu leurs logements en 2012, Rome peut être désignée comme la capitale européenne des expulsions. La réouverture, le 31 décembre 2012, des listes d’attribution de logements sociaux fermées depuis trois ans n’aura été qu’un geste symbolique pour nombre des familles en attente depuis des dizaines d’années, car la construction de nouveaux logements ne figure pas dans l’agenda politique, du fait que, paradoxalement, l’administration reconnaît qu’il y a déjà trop d’immeubles inoccupés dans la capitale. Les familles se tournent alors vers les collectifs pour s’engager dans un « parcours de lutte pour le droit au logement », car, selon Irène, « revendiquer l’accès aux logements sociaux est inutile, vu le nombre de bâtiments publics et privés abandonnés qu’il y a dans cette ville… »
L’occupation d’immeubles est ainsi devenue un véritable mode d’action contre la précarité, les prix exorbitants des logements et les prêts bancaires inaccessibles. Coordonnées par des activistes auxquels s’associent de futurs habitants, ces occupations se différencient des squats et des « centres sociaux », qui proposent des activités culturelles ou sportives à « prix populaire » et dans lesquels ne vivent qu’une poignée d’occupants. Exemple d’actions massives et simultanées : le 6 décembre 2012 et le 6 avril 2013, plusieurs dizaines de lieux – hôtels vides tombés en faillite, bâtiments inutilisés par leur propriétaire, usines abandonnées, ou encore immeubles destinés à devenir des logements sociaux et inoccupés du fait de l’immobilisme bureaucratique – ont été récupérés. Cette pratique se perpétue depuis les années 1970 dans les grandes villes du pays. Si les édifices occupés étaient alors essentiellement des propriétés publiques, aujourd’hui les immeubles privés laissés à l’abandon sont aussi réinvestis. Auparavant, les logements sociaux à peine construits dans les nouvelles périphéries trouvaient de nouveaux « locataires » avant même que l’administration ne procède à leur attribution. Aujourd’hui, les occupations concernent tous les quartiers : le centre historique, les quartiers résidentiels pour classe moyenne et encore et toujours les quartiers en périphérie.
Le « parcours de lutte pour le droit au logement » commence par une prise de contact avec l’un des « portails sociaux » du collectif dont les adresses et horaires d’ouverture sont annoncés dans les rues par voie d’affiches. Puis, des militants reçoivent les personnes contraintes de quitter leur logement. Les futurs occupants s’engagent alors à participer aux manifestations du collectif et aux réunions. De plus, ce mouvement propose une réflexion plus globale et se mêle à d’autres luttes, telles que la mobilisation NoTAV1, la promotion des droits des étrangers, la fermeture des centres d’identification et d’expulsion2 ou encore la fin du régime de ségrégation à l’encontre des Roms en Italie.
« Créé en 2007, le BPM n’est pas seulement un mouvement de lutte pour le droit au logement, comme il en existe déjà à Rome. Nous sommes un collectif organisé de manière horizontale. Tout nouvel arrivant s’engage à gérer sa vie privée et collective selon certains mécanismes partagés à l’intérieur des espaces où il habite », précise un militant. Un des moments majeurs de ce « parcours de lutte » se cristallise lorsque les occupants doivent s’organiser pour conserver le logement qu’ils se sont réapproprié et éventuellement résister aux expulsions. Le quotidien est rythmé par les tours de garde assurés par tous, les rotations pour l’entretien des lieux, les assemblées de gestion et les manifestations dans le centre ville pour maintenir la visibilité du mouvement. Les plus expérimentés organisent les assemblées et les travaux pour barricader l’immeuble. Pendant plusieurs jours après l’ouverture de nouveaux logements, les entrées du bâtiment sont filtrées pour tenter de se prémunir de toute provocation. À l’extérieur, d’autres personnes surveillent les environs afin de contrôler les activités de la police. En cas de menace d’assaut policier, le large réseau des collectifs et des occupants se mobilise. La procédure est rodée : être les plus nombreux possible, tous les habitants – enfants compris – doivent monter sur le toit avec à portée de main des extincteurs et des bonbonnes de gaz, de l’huile est versée dans les escaliers pour retarder la progression des carabiniers. L’épaisse fumée de plastique brûlé donne une idée de la détermination des occupants. La menace de faire tout exploser suffira parfois à dissuader la police de procéder à l’expulsion.
L’article 633 du Code pénal italien prévoit pour le délit « d’invasion de terrain ou d’immeuble » une peine maximum de deux ans de prison et une amende de 103 à 1 032 euros. Pour engager les poursuites, le propriétaire de l’immeuble doit porter plainte. L’intervention peut être immédiate si les faits sont commis par au moins cinq personnes dont l’une d’entre elles est considérée comme étant armée – vaste et très vague définition, ou bien encore si l’action est menée par plus de dix personnes, même désarmées. De fait, l’exercice exige beaucoup de réflexions stratégiques pour passer au travers des filets ambigus de cette loi.
En novembre 2013, environ deux mille personnes, familles et personnes seules, jeunes et plus âgées, étrangers primo-arrivants et Italiens, Romains expulsés de leurs logements, chômeurs et travailleurs précaires vivaient dans dix lieux dispersés sur le territoire de la capitale. Et Paolo, un des acteurs du BPM, de conclure : « Que le plus grand nombre de gens possible aient un toit est important. Que cela soit lié à un projet de créer d’autres rapports sociaux fondés sur l’égalité et la solidarité est essentiel. Quant au fait que certains soient de gauche et d’autres de droite, on s’en fout. Nous sommes avant tout unis par la précarité de nos quotidiens. C’est une question de classe. »
Illustré par J.M. Bertoyas.
1 Intense et large contestation contre le projet titanesque d’une liaison à grande vitesse entre Lyon et Turin (voir CQFD n°91).
2 Équivalent de nos centres de rétention administrative de ce côté-ci des Alpes.
Cet article a été publié dans
CQFD n°119 (février 2014)
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Paru dans CQFD n°119 (février 2014)
Par
Illustré par Bertoyas
Mis en ligne le 24.03.2014
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