Écrire l’exil

« Parler d’accueil et d’exil à partir de voix singulières »

Entretien avec Mathilde, Riwana, Pa et Clou, quatre personnes impliquées à des degrés divers dans l’écriture du roman Des Vies orageuses, tableau percutant des relations entre des personnes exilées et leurs soutiens dans une ville française.
Une illustration de Quentin Dugay

Au départ, dans la vraie vie, il y a deux femmes médecins accompagnant des personnes exilées dans un centre de dépistage. Confrontées au déplorable accueil qui leur est réservé – démission institutionnelle, discours médiatique raciste, etc. –, elles cherchent le moyen de faire entendre d’autres voix. C’est ainsi qu’elles fondent le collectif Tcholeyi (« oiseau » en pular, langue d’Afrique de l’Ouest), qui mêle exilés, travailleuses sociales et soignantes, pour des ateliers d’écriture et des discussions. Quand Tcholeyi croise la route de l’écrivaine Mathilde Gal, qui s’est longtemps impliquée à Briançon dans les collectifs de soutien aux exilés, le projet est vite lancé : construire ensemble un roman, où la fiction s’inspire du réel, sur l’exil et la santé.

Des vies orageuses est un roman honnête, sincère. Sara, médecin, l’une des deux voix du récit a tout d’abord un côté naïf et péremptoire. Quant à Youssoupha, jeune Guinéen apprenant par Sarah qu’il a l’hépatite B, il n’élude pas les difficultés, notamment dans le quotidien d’un squat, où l’un de ses camarades se révèle ingérable : « On l’appelle Moussa-blabla. Il parle beaucoup, cuisine le mafé très bien, il était cuisinier avant, et puis tout d’un coup il crie. Un frère a dit qu’il n’était pas comme ça au pays, que le chemin l’a transformé. On ne peut pas lui en vouloir, moi aussi le chemin m’a transformé. »

Au fil des pages, les incompréhensions s’effritent, les mondes se rapprochent, malgré la froideur du monstre étatique et de son administration – au mieux absente, au pire maltraitante. Dans ce désert, une collègue de Sarah résume : « Ici, la moitié de notre boulot c’est pas de la médecine. C’est de l’écoute, de la bidouille, c’est offrir un espace safe, un espace de confiance. » Quant aux personnes en exil, dont plusieurs ont participé à la correction du livre via des ateliers d’écoute, elles se bagarrent pour arracher dignité et vie normale, loin des orages.

Voix d’Idrissa

Mathilde « Utiliser le “je” pour un personnage d’exilé racisé pose forcément question. Mais il nous semblait important qu’Idrissa soit le personnage principal. Le collectif a été précieux à cet égard, notamment par l’implication de Mamdi, un Guinéen en demande d’asile, qui nous a aidés à gommer les biais racistes et à travailler son langage pour qu’il soit le plus juste possible.

Le trajet qu’emprunte Idrissa de la Guinée à l’Europe correspond à celui d’un ami exilé, qui a été suffisamment patient pour répondre à mes questions le plus précisément possible. Ensuite, j’ai regardé beaucoup de vidéos pour avoir des détails pratiques : à quoi ressemble Agadez ? Comment sont organisés les lieux où attendent les personnes ? J’ai aussi passé du temps sur OpenStreetMap pour voir où sont les différentes villes, routes et infrastructures dont mon ami m’avait parlé. D’autres éléments venaient d’histoires que des copains m’avaient racontées. »

Pa « Nous avons été trois exilés à témoigner, avec des parcours assez semblables. On voulait livrer nos histoires pour que les gens comprennent la réalité de ce qu’on vit en tant qu’exilés. Beaucoup de personnes en Europe nous voient sans comprendre ce que nous avons vécu. Il y a aussi les médias qui véhiculent de fausses idées alimentant le racisme. »

Voix de Sarah

Riwana « Le personnage de Sarah, médecin dans un centre de dépistage, découle en partie de nos expériences, mais il a aussi été construit de façon à ce que l’on suive son évolution pour permettre de comprendre les difficultés administratives en même temps qu’elle. Au fur et à mesure des consultations, j’ai mieux compris l’impact de ces difficultés imposées aux personnes exilées en matière de santé. En tant que soignante, cela génère une très grande impuissance. »

Clou « Il y a souvent une sorte de choc face à la réalité. Pour moi, c’est quand un ami a reçu la réponse négative de la CNDA [Cour nationale du droit d’asile] qui devait statuer sur la reconnaissance de son statut en tant que réfugié. Sur l’entête de ce papier, il était inscrit “au nom du peuple français”. Ça m’a indigné. Je me suis rendu compte que toutes ces choses injustes et cette précarité étaient infligées “au nom du peuple français” et donc en mon nom. J’ai eu besoin de témoigner de ce qui se passait et c’est pour ça que j’ai rejoint l’aventure du livre.

Ce vécu est partagé par beaucoup de personnes qui accompagnent les personnes exilées, de façon bénévole ou professionnelle, choquées de la façon dont sont traités les exilés par les préfectures et les structures administratives. On se sent souvent très démunis face à tout ça. Ce livre se voulait donc aussi un outil d’entraide militante. Qu’on puisse se reconnaître dans le personnage de Sarah, dans sa force comme dans ses fragilités et que cela permette d’ouvrir la discussion sur ces sujets. »

Voies de la bidouille

Riwana « Le livre expose des moments de bidouille face à l’inaction des pouvoirs publics. Le projet a d’ailleurs été lancé alors qu’avec Valentine, l’autre médecin, on accompagnait trois familles avec enfants à la rue. On avait fait des signalements avec des certificats médicaux de vulnérabilité pour demander un hébergement avant la trêve hivernale, en vain. On s’est donc tournées vers des associations d’hébergement citoyen et l’une d’elles a accepté de louer un appartement à condition qu’on trouve l’argent pour financer la location. On a donc cherché l’argent, qui nous a permis de loger une des familles – les deux autres ayant été hébergées entre-temps. À l’heure actuelle, l’appartement continue à héberger des femmes isolées. »

Clou « Qu’il s’agisse d’hébergement, d’accès au droit ou au soin, on essaie souvent de bricoler des solutions pour pallier les défaillances de l’État et des pouvoirs publics. Ça ne nous convient pas : l’accès aux droits doit être le même pour toutes et tous, et le fait qu’il dépende de bonnes volontés rend les choses inégalitaires. Par exemple, lorsqu’on met en place de l’hébergement citoyen, on ne peut le faire que dans la mesure des places disponibles chez les personnes volontaires. »

Voix complexes

Mathilde « Le roman est la forme qui correspondait le plus à notre envie : parler d’accueil et d’exil à partir de voix singulières et toucher des personnes qui ne connaissent rien à ces questions. J’aime beaucoup la tradition du roman social qui permet aux lecteurs et lectrices de découvrir des mondes qui leur sont inconnus par le biais de personnages qui portent leur vision du monde, leur complexité. Les exilés sont souvent présentés comme un groupe uniforme, les “migrants”, et associés à un discours qui les qualifie de délinquants. En racontant les histoires d’Idrissa, de Plamédie, d’Albdoulaye, d’Ilka ou de Cynthia, on montre la complexité de leurs parcours, tout en rendant plus concrets la répression et le racisme qu’ils subissent. Le lecteur peut entrer en empathie avec ces personnages car il a accès à leur cohérence interne. Je crois que les imaginaires sont les moteurs de nos actions. »

Voie sans issue ?

Mathilde « Quand je lis le texte de la loi Asile et Immigration, quand j’accompagne des personnes exilées au centre LGBTQI et que les plus traumatisées sont celles qui n’auront jamais leurs papiers, quand je vois ce qui se passe en Méditerranée, à Calais, à Briançon… ça fait comme un raz de marée d’impuissance. C’est aussi quelque chose qui émerge dans les rencontres, cette sensation d’écrasement. »

Pa « Je ne vois pas non plus beaucoup d’espoir pour les exilés. J’en veux aussi aux dirigeants de nos pays qui sont responsables de notre exil. Par contre, même si ça a été une expérience difficile, j’ai aussi beaucoup appris et grandi à travers mon parcours. »

Clou « À notre niveau, il y a beaucoup de choses positives. Le fait de se retrouver collectivement nous permet d’échanger sur nos vécus, nos expériences et de partager toute cette violence qu’on se prend en pleine figure, qu’on ait vécu l’exil ou bien qu’on accompagne des personnes exilées. Ça nous fait du bien. Idem pour les rencontres dans nos tournées, où viennent plein de personnes qui vivent ou font vivre la solidarité, notamment envers les personnes exilées. »

Propos recueillis par Émilien Bernard
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Cet article a été publié dans

CQFD n°225 (décembre 2023)

Dans ce numéro de décembre, on essaie de faire entendre des voix Palestiennes tout en s’interrogeant sur l’information en temps de guerre. Sinon, on donne des nouvelles des anarchistes ukrainiens, on suit aussi des familles roms installées à Marseille et qui trimballent leurs vies d’expulsion en expulsion, on s’interroge sur l’internet militant, on décortique la loi Immigration du grand méchant fourbe Darmanin et on regarde BFM dans un kebab de Morlaix, munis d’un sac à vomi.

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