Un an après, les délogés errent toujours

Noailles sans toit ni loi

Le 5 novembre 2018, rue d’Aubagne, deux immeubles s’effondrent, emportant huit vies. La suite : des mois de faillite politique et d’évacuations un peu partout en ville. Et pour les milliers de délogés, le début d’une galère sans nom. Aperçu.
Photo Yohanne Lamoulère

« Il va s’effondrer et emporter tout Marseille dans son trou. » Parmi les habitants du 65 rue d’Aubagne, la blague avait fait sourire. Entre les fuites, les fissures béantes, les portes qui ne fermaient plus, la situation déplorable de l’immeuble était bien connue – et l’agence immobilière maintes fois prévenue, via des coups de fils, des mails, et même des vidéos. Le 18 octobre 2018, une évacuation en urgence avait été assurée par les pompiers suite à une expertise de la mairie. Elle ne durera que quelques heures, le syndic assurant avoir fait les travaux nécessaires. Le 26, une salariée de l’agence laisse un message vocal à Sophie, une locataire : « Vous pouvez rester dans l’appartement. » Par la suite, Sophie l’a écouté en boucle, ce message. Le ton est léger : « Restez tranquille  ! » Dix jours après, l’immeuble s’écroulait un peu avant 10 h du matin. Huit personnes meurent, la blague est loin.

La veille, Sophie avait dormi chez ses parents, de peur de ne pas pouvoir sortir de son studio – les murs, instables, risquaient de bloquer la porte. La jeune femme avait pris l’habitude d’aider sa voisine de palier, Marie, souvent coincée chez elle. Depuis l’effondrement, Sophie croit parfois apercevoir son amie décédée dans la rue. Étudiante en master de philosophie, elle raconte un traumatisme persistant, des galères administratives ubuesques et surtout un mépris constant de la part de la mairie. « J’ai passé ma vie rue Beauvau » – l’espace d’accueil mis en place par la municipalité, là où les victimes puis les délogés défilent depuis un an pour chercher informations et solutions de relogement. Pendant quatre mois, Sophie et son mari se retrouvent à l’hôtel. Hasard ou destin, Julien, l’un de ses voisins disparus, travaillait dans l’établissement. « Avec ses collègues, on s’est parlé, soudés par le malheur. » Quatre mois, puis arrive une proposition de relogement à Noailles, où le couple vit à l’heure actuelle, même si l’envie de quitter la ville le taraude.

Fin novembre 2018, une information judiciaire pour « homicides involontaires » aggravés d’une « violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité » a été ouverte. Et le 18 octobre dernier, aux côtés des autres parties civiles1, Sophie avait rendez-vous devant le juge d’instruction, qui a fait le point sur l’enquête. Verdict : elle sera longue. L’expertise devrait se terminer en mars 2020, le temps de constituer un dossier solide afin de procéder à des mises en examen. Sophie s’y attendait. Elle qui assure être contre le système répressif n’arrive pas à trouver d’excuses à ceux qui agissent « par appât du gain ».

Un état catastrophique bien connu

Pour qui ne vit pas à Marseille, il est bon de rappeler le coup au crâne et au cœur que fut ce mois de novembre 2018. Il faut dire le choc, l’émotion, l’incompréhension, et aussi la lucidité, une colère bien orientée – vers la mairie et ses édiles. Car l’état catastrophique du parc immobilier était connu. En 2015, le constat du rapport Nicol est édifiant : 100 000 habitants vivraient dans des habitations présentant un risque pour la santé ou la sécurité. Cela concerne 40 000 logements, principalement dans le centre et le nord de la ville. Parmi d’autres réjouissances, deux phrases retiennent l’attention : « Les moyens humains et le savoir-faire sont insuffisants dans les différents services (Ville et État) » et « aucune hiérarchisation commune de l’urgence n’a été définie face à l’ampleur du phénomène ». Avant le 5 novembre, il y avait chaque année entre 2 000 et 2 500 signalements pour cause d’hygiène. Pour moins de dix arrêtés d’insalubrité. D’où cette certitude : la situation du logement indigne était bel et bien de notoriété municipale. Après des années d’incompétence et d’inaction, le tragique s’est produit. Et au drame des victimes s’est ajoutée la galère des délogés.

En moins d’un an, près de 4 000 personnes ont été évacuées de leur appartement. Chiffre aberrant, incroyable, que l’on peine à expliquer. D’un côté, il y a eu la peur justifiée. Des habitants, qui depuis des années avaient vu leur logement se dégrader, ont appelé le numéro d’urgence mis en place par la mairie. La procédure : un expert vient, juge le logement dangereux, les habitants sont délogés puis l’immeuble est soumis à un arrêté de péril (il est même arrivé que l’arrêté de péril n’arrive jamais et que l’évacuation reste ainsi sans base légale). Parfois, c’est la mairie qui a pris les devants. Problème : depuis le 5 novembre, elle n’a établi que des arrêtés de péril « imminent », qui induisent forcément l’évacuation de tous les habitants2. Les services municipaux auraient-ils fait des excès de zèle, dans la panique des effondrements ? Beaucoup le pensent.

« Les bourgeois des délogés »

Valentin et Lucie habitaient depuis quelques mois dans un appartement à la Joliette. En décembre 2018, alors qu’ils sont en week-end, un voisin les appelle : leur immeuble est barricadé. Sur l’état de leur logement, ils racontent des portes qui ne ferment plus, des cafards, de l’amiante, un compteur électrique dangereux et de grandes fissures chez leurs voisins du rez-de-chaussée – « On pouvait y passer les deux mains. » Bref, pas l’idéal, loin de là, mais ils ne se sentaient pas en insécurité. « On habitait à Noailles avant, on était habitué aux fissures, raconte Valentin. Et puis quand je loue, je pars du principe qu’on ne me propose pas un appartement qui va tomber. »

Le cauchemar ne fait que commencer. Après le choc, ils se retrouvent démunis. Le numéro d’urgence mis en place ne leur est d’aucune aide. Par chance, ils tombent sur le Guide de survie aux évacuations rédigé dans l’urgence par un groupe d’habitants, le Collectif du 5 novembre, monté à la suite du drame. Comme beaucoup d’autres délogés, ils seront hébergés à l’hôtel pendant deux semaines. Ils mesurent leur chance, presque gênés quand ils pensent à ceux qui y sont restés des mois, ceux aussi qui ont moins de ressources qu’eux. Eux qui parlent français, travaillent, comprennent les rouages administratifs, ont des amis qui ont pu les aider. Thésard pour lui, producteurs de musique pour les deux. « On est les bourgeois des délogés. »

Malgré tout, leur récit est accablant de galères. Leurs affaires coincées chez eux, leur vie à l’étroit dans un (re)logement (trop) petit qu’ils ont dû trouver par eux-mêmes, les rendez-vous et le stress qui empiètent sur leur vie personnelle et professionnelle, la peur que leur appartement soit « visité », les frais supplémentaires ; se nourrir à l’extérieur quand on est à l’hôtel, mais aussi continuer à payer des factures en double (travaux pratiques : comment résilier un abonnement Internet quand la foutue box est coincée derrière un scellé ou l’électricité quand on ne peut pas relever le compteur ? Vous avez un an).

Et surtout, il y a l’attente. Quand pourront-ils regagner leur logement originel ? Dix mois plus tard, Lucie et Valentin n’ont toujours pas de date précise. Alors que les travaux de mise en sécurité s’éternisent, le couple n’a que très peu d’informations, malgré des appels réguliers. Et garde encore en tête l’accueil qui lui a été réservé rue Beauvau. Valentin : « Le premier contact, ça a été : “Monsieur, enlevez votre capuche, Madame, faites voir votre sac.” Non content d’être un indigent car tu n’as plus de toit, tu es perçu comme une menace. Et si tu souhaites une aide juridique, tu dois être escorté par un agent de sécurité jusqu’au service en question, où on te dit qu’il y a un vide, qu’il n’y a pas de fautif. » Le seul soutien qu’ils ont reçu, disent-ils, vient de la société civile, Collectif du 5 novembre en tête. « On est beaucoup allés aux réunions, mais on n’osait pas parler de nous tellement certains cas étaient catastrophiques, ça défiait totalement le bon sens. On sait que le monde marche sur la tête, mais c’est différent de le savoir et d’en faire l’expérience », assure-t-il.

Nomades par nécessité

Valentin et Lucie se sont rapprochés d’un avocat. Leur seul recours pour être indemnisés ? Se retourner contre leur propriétaire qui, lui, pourrait par la suite incriminer le syndic ou l’agence. Dans leur cas comme dans beaucoup d’autres, porter plainte contre le propriétaire n’est pas évident. Il y a parfois le sentiment qu’il n’est pas le vrai coupable, que cela le mettrait lui-même dans une situation délicate. Pourtant, c’est bien le propriétaire qui est responsable de la sécurité de son logement. Lui aussi qui doit assurer un relogement à ses locataires en cas d’évacuation.

D’autant que les preuves sont difficiles à regrouper. L’avocat Antonin Sopena, membre d’un cabinet qui a pris en charge un grand nombre de délogés, énumère les difficultés : « Il y a dans un premier temps toutes les personnes qui ne viennent pas. Parmi celles qui sont allées voir un avocat, beaucoup n’osent pas aller jusqu’au bout de la procédure. Elles peuvent avoir des ressources limitées, se sentir illégitimes à mener une action en justice. Et puis beaucoup ont énormément d’autres soucis, très immédiats, comparés à une procédure qui prend des mois. » Dans le cas où une action est lancée, il faut démontrer les préjudices subis à la fois avant3 et après l’évacuation. Les preuves peuvent manquer, par exemple quand les réclamations liées à l’état du logement ont été faites à l’oral. Autre casse-tête : les préjudices liés à une évacuation peuvent être à la fois très concrets, comme des affaires détériorées ou volées, mais aussi plus diffus, comme des surcoûts liés à une vie à l’hôtel, des dommages sur la santé physique ou psychique, une vie professionnelle et personnelle qui se complique, etc.

Certains délogés, comme Valentin et Lucie, souhaitent réintégrer au plus vite leur logement. C’est aussi le cas de Djamil, délogé avec sa compagne et leur fille en décembre dernier à Noailles. Dix mois de vie par à-coups, « nomades par nécessité ». D’autres, raconte Antonin Sopena, avaient un appartement si insalubre qu’ils ne souhaitent plus y retourner, sans parler du traumatisme et de la peur de voir le toit s’effondrer sur soi.

336 personnes encore à l’hôtel

Après le drame est venue la colère. Puis l’auto-organisation. Impliqué dans le Collectif du 5 novembre, Emmanuel Patris nous raconte des mois de négociations pour aboutir à la signature par l’État et la Ville d’une charte du relogement. Mépris et incompétence au programme, avec de nombreux points de frictions, comme la prise en compte des occupants sans droits ni titres (pourtant une obligation légale), ou la prise en charge des repas quand il n’est pas possible de cuisiner à l’hôtel. La signature est arrachée de haute lutte en juillet, pour une application jusqu’ici décevante, la mairie passant outre dans bien des cas. Ce fut le cas pour une soixantaine d’habitants de la cité Maison-Blanche, dans le nord de la ville, qui n’ont pas été relogés après un incendie cet été.

Pour soutenir et informer les évacués, le collectif tient encore aujourd’hui des permanences hebdomadaires. À ce jour, 336 personnes sont toujours à l’hôtel. Et par-delà les désastres et les particularités de chaque situation individuelle, une interrogation pointe : à qui profite la déroute ? Certains locataires pourraient ne jamais rejoindre leurs immeubles du centre-ville, dont la sociologie pourrait ainsi tranquillement changer. En haut de la rue d’Aubagne, devenue si emblématique, la mairie a racheté des immeubles. La menace des promoteurs n’est pas loin. Djamil, « noailleux dans l’âme » : « La ville est en train d’être bâtie pour des touristes, moins pour les Marseillais. Ou bien : pour un certain type de Marseillais ». Sous-titre s’il en faut un : blancs et riches.

Une des solutions proposées par le Collectif du 5 novembre : la construction de logements sociaux. Emmanuel Patris : « Il y a des disparités énormes. Dans les quartiers Nord, on trouve jusqu’à 50 % de logements sociaux, pour moins de 10 % dans le Sud. À Noailles, c’est seulement 4 % alors que 80 % de la population pourrait avoir accès à des logements très sociaux4. Ce manque, ça conduit les gens qui n’ont pas de moyens à accepter des logements insalubres proposés par des marchands de sommeil. »

Dernières nouvelles sur le front de la débâcle : en bas de la rue Curiol, au numéro 36, en plein centre-ville, a eu lieu en septembre une expulsion très controversée. Une vingtaine de personnes ont été délogées. Le bailleur social lié à la mairie, Marseille Habitat5, n’avait dans un premier temps aucune intention de reloger les habitants. Très vite, des hommes envoyés par le bailleur ont détruit à grands coups de marteaux les sanitaires – pour « sécuriser l’immeuble » a après coup déclaré Arlette Fructus, élue de la majorité municipale et présidente de Marseille Habitat. L’évacuation par les forces de l’ordre est musclée. Le lendemain, une action est menée au siège du bailleur. Les militants du Collectif du 5 novembre y participent. L’un d’entre eux, une figure médiatique, est arrêté, accusé d’avoir blessé le doigt d’une employée. Sa garde à vue choquera, à juste titre : après huit morts rue d’Aubagne, le décès de Zineb Redouane6 (touchée par une grenade lacrymogène en marge d’une manifestation), près de 4 000 délogés, la première garde à vue est celle d’un militant contre le logement indigne – finalement relâché. Un exemple parmi tant d’autres d’une année dingue sous le soleil marseillais.

Pour conclure sur un peu de beauté, il faudrait relater les engagements, nouveaux pour beaucoup, raconter qu’ils soudent les gens et font bouger les lignes. Ou finir par une date : rendez-vous est donné samedi 9 novembre, 15 h, pour une manifestation d’hommage et de revendication. Un an après, les Marseillais marchent toujours.

Margaux Wartelle

Cet article est extrait du dossier « Bons baisers de Marseille » (habitat indigne, incurie municipale, chasse aux pauvres et résistances populaires), publié sur papier dans le numéro 181 de CQFD.


1 Avec les autres survivants, les familles des victimes et des associations comme la Fondation Abbé-Pierre.

2 Il existe également des arrêtés de péril simple, moins contraignants et ne nécessitant pas forcément l’évacuation immédiate.

3 Comme le fait d’avoir vécu des mois ou des années dans un logement insalubre ou dangereux.

4 Le logement « très social » concerne les personnes en grande précarité. Les seuils d’accessibilité sont plus bas que pour le logement social classique.

5 Le journal La Marseillaise a révélé qu’un autre de ses biens a fait l’objet d’une interdiction définitive d’habiter pour insalubrité.

6 Lire « Zineb Redouane, notre d(r)ame », CQFD n° 176 (mai 2019).

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