« Un flot de sang »
Namdeo Dhasal, poète Panthers
Publié aux éditions de l’Asymétrie en août 2023, Un flot de sang est un livre majeur. Namdeo Dhasal (1949-2014) compte parmi les plus grands poètes indiens. Dans un style incandescent et charnel surgi tout droit des bas-fonds de Bombay, il a su révéler l’intensité de la révolte des dalits (ou « intouchables ») contre l’hindouisme et les castes. Ses poèmes traduits du marathi, chefs-d’œuvre de la poésie dalit, révèlent d’une manière irrévérencieuse et déstabilisante, le quotidien de quartiers ségrégués fait d’humiliations, d’injustices, de cruauté, mais aussi de débrouille, de solidarités et de résistances. Cette littérature de jeunes auteurs dalits, en plus de bousculer la littérature indienne par son recours à l’argot, a été au cœur de la naissance, en 1972, du mouvement des Dalit Panthers. La traduction de leur manifeste complète ce recueil qui rend enfin accessible au lectorat francophone la radicalité du mouvement anti-castes des dalits. Extraits.
L’ÉGALITÉ POUR TOUS
OU
MORT À L’INDE
– et gravé sur le cœur
Ambedkar : 1978
Je l’ai vu
Je l’ai rejeté à maintes reprises
Mon cadavre qui erre
D’une ville à l’autre
Attends, arrête-toi un peu dans la lumière crépusculaire
Un ivrogne téléphone au bon Dieu
N’aie pas pour moi cette pitié
Qui me dégrade
Peut-être notre relation a fait son temps
Hausse tes épaules et libère-toi
De sorte que
Tu pourras hachurer cette eau quelques fois
Le mouvement dalit, profondément légaliste, a été marqué par l’œuvre constitutionnelle du Dr Ambedkar (1891-1956)1, le leader historique des dalits qui dirigea les travaux de la Constitution indienne à l’indépendance. Ce dernier s’opposa à Gandhi et à son mythe du « Harijan » – une figure religieuse de l’opprimé résigné, qui continue à rester centrale dans l’Inde nehruvienne2. Au début des années 1970, la mobilisation d’un imaginaire de violence politique permet cependant aux Dalit Panthers de faire exploser ce carcan.
Inspirés par Ambedkar, influencés par le marxisme, mais aussi de manière plus sommaire par le radicalisme noir américain des Black Panthers, les Dalit Panthers apparaissent en 1972 à Bombay. Derrière le petit groupe d’écrivains et de poètes qui fondent l’organisation, on trouve une génération de dalits diplômés, qui, bien que bénéficiaires des quotas universitaires, sont confrontés au chômage de masse et aux discriminations. Face à une recrudescence des violences de caste et à la passivité de l’État, l’organisation prône l’autodéfense. Mais cette stratégie tourne rapidement court. Des émeutes antidalits à grand renfort de répression policière mettent rapidement en échec cette tentative de contre-violence des opprimés, face à des adversaires castéistes3 dominant l’appareil d’État et déterminés à écraser cette révolte, y compris dans le sang. Cette rhétorique de la violence dalit s’en tiendra désormais aux discours dans les meetings Dalit Panthers, dont le langage corporel s’inspire des héros prolétariens du Bollywood de l’époque. Créant un lien symbolique avec la violence agraire des naxalites (maoïstes), cette possibilité d’un ralliement des ambedkaristes à la violence a durablement marqué la société indienne. Son ravivement périodique (comme en 2006 et en 2018) continue de faire planer une menace face à l’ordre social des castes.
1 « Educate, agitate, organize » voilà le slogan de cet avocat dalit qui se mit toute sa vie au service de l’organisation des siens, dans le but d’ « annihiler la caste » pour reprendre un titre de l’un de ses livres. Constatant à la fin de sa vie l’échec de son combat au sein de la société hindoue, il se convertit au bouddhisme en octobre 1956, suivi par des centaines de milliers de dalits.
2 Jawahrlala Nehru est le premier Premier ministre de l’Inde indépendante – il occupera ce poste de 1947 à 1964
3 Qui défendent le système des castes et perpétuent les discriminations envers les castes opprimées.
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
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Mis en ligne le 19.04.2024