Nouvelle-Calédonie : bilan de la répression

Les militants indépendantistes kanak face à la justice française

Pour s’être levés contre le projet de loi de dégel du corps électoral calédonien au cours de l’année 2024, des centaines de militants indépendantistes kanak se sont retrouvés devant les tribunaux, avec parfois des peines de prison ferme à la clef. L’association Urgence Kanaky recense depuis plusieurs mois ces condamnations.

Le 31 mai 2024 au soir, K. et N., deux militants indépendantistes kanak, sont arrêtés sur un barrage routier – une carcasse de voiture au milieu de la voie – dans la commune de Mont-Dore, banlieue urbaine de Nouméa, tout au sud de la Grande Terre. Ils participent au mouvement de protestation contre le projet de loi constitutionnelle qui vise à élargir le corps électoral calédonien. Pour les Kanak, peuple autochtone de la Nouvelle-Calédonie, c’est une manière d’étouffer leur poids politique et de rendre inaudible leurs revendications d’autodétermination. En réaction, la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) appelle à la mobilisation.

L’enjeu pour la France est d’enrayer rapidement la mobilisation en s’en prenant autant aux militants de base qu’aux leaders politiques

La répression policière ne se fait pas attendre. Rapidement, les effectifs de gendarmerie explosent, l’armée est déployée et les centaures1 quadrillent la banlieue de Nouméa. La jeunesse marginalisée des quartiers s’en prend alors aux grandes enseignes implantées dans la capitale, symbole de la richesse inégalement répartie sur le territoire. Les incendies et les pillages se multiplient chaque nuit pendant ce mois de mai malgré le couvre-feu imposé. À l’abri des regards, l’appareil judiciaire s’enclenche : l’enjeu pour la France est d’enrayer rapidement la mobilisation en s’en prenant autant aux militants de base qu’aux leaders politiques et d’anéantir toute velléité de soulèvement.

234 personnes incarcérées

Dès juin 2024, sept responsables de la CCAT sont transférés dans des prisons métropolitaines2. À partir du 13 mai, jour où le projet de loi constitutionnelle arrive à l’Assemblée nationale, 2 530 Kanak sont placés en garde à vue, selon les chiffres du procureur de la République Yves Dupas. Photos, relevés d’identité, prises d’empreintes, ­l’occasion d’un fichage massif des activistes. Pour comprendre l’ampleur de cette répression, il faut avoir en tête les ordres de grandeur : en quelques mois, c’est un peu plus de 2 % des autochtones de l’île qui sont arrêtés. Si l’on ramène ce chiffre à l’ensemble de la population française, cela concernerait plus d’un million d’habitants. 600 d’entre eux sont finalement relâchés sans poursuites. Pour les autres : interdictions de manifester, sursis, assignations à résidence, convocations en justice, mandats de dépôt, déferrements. Autant de jugements qui restreignent le pouvoir d’action politique des indépendantistes. Au total sur la période 243 personnes sont incarcérées.

En quelques mois, c’est un peu plus de 2 % des autochtones de l’île qui sont arrêtés

K. et N. font partie de ceux-là. Lors de son arrestation, N. brandit une chaise face à un policier qui pointe vers lui son pistolet LBD. K. est quant à lui arrêté en possession d’une fronde et de boulons. Ils sont emmenés devant le tribunal correctionnel de Nouméa le 3 juin après avoir passé 48 heures en garde à vue. Comme beaucoup d’autres Kanak à cette période, ils passent en comparution immédiate, une procédure qui permet à la justice de juger des affaires sans enquête, en se fondant uniquement sur la confrontation entre les dépositions des plaignants, ici deux gendarmes, et l’interrogatoire des prévenus. Selon l’un des policiers, K. serait l’auteur des jets de boulons qu’a essuyés sa petite compagnie de gendarmes un peu plus tôt dans la soirée sur le même barrage. Les deux militants se retrouvent alors accusés « d’entrave à la circulation d’un véhicule sur la voie publique », de violences contre les forces de l’ordre n’entraînant pas d’incapacité et de « rébellion ». Ils sont condamnés à neuf mois de prison ferme au Camp Est. L’un des pires lieux d’enfermement français, régulièrement pointé du doigt par l’Observatoire international des prisons pour ses conditions de vie indignes et dégradantes. Même pour des courtes peines ou des détentions provisoires, l’incarcération au Camp Est est vécue comme une expérience traumatisante.

« Dans les premières semaines, il fallait frapper fort pour mater la révolte », observe Dominique Onraed, membre d’Urgence Kanaky. Une association de soutien aux prisonniers qui recense les motifs de condamnation des personnes inculpées dans le cadre de leur participation aux révoltes entre le 21 février 2024 et le 1er octobre 2024. Autrement dit, entre le jour des premières arrestations de manifestants et la date à laquelle Michel Barnier, alors Premier ministre, s’engage à ne pas faire passer le projet de loi devant le Congrès. Urgence Kanaky a déjà pu recenser une soixantaine d’affaires en se rendant aux audiences du tribunal correctionnel de Nouméa et en récupérant les décisions. Parmi les condamnés, surtout des hommes, dont la moyenne d’âge se situe autour de 35 ans, résidant essentiellement dans le Grand Nouméa, où se cristallise la ségrégation entre Kanak et Métropolitains.

Du ferme pour une infraction au Code de la route
« Ce sont des prisonniers politiques mais comme ils ne font pas partie des leaders ils ont été invisibilisés »

Un chef d’accusation revient souvent dans les comptes rendus de jugement : « entrave, en Nouvelle-Calédonie, à la circulation d’un véhicule sur une voie publique ». Une infraction au code de la route employée comme un instrument de criminalisation d’un mode d’action politique historique des indépendantistes Kanak : le barrage filtrant. Pour le blocage d’un embranchement d’une route territoriale le 29 mai 2024, deux militants sont condamnés à quatre mois de prison sans mandat de dépôt. Henri Juni, syndicaliste de 54 ans, a lui pris douze mois pour avoir bloqué durant quelques heures l’accès à l’usine de la Société Le Nickel, une entreprise minière exploitant les sols de la Nouvelle-Calédonie. Durant la nuit du 8 au 9 mai, des palettes et des pneus enflammés sont disposés au milieu de la route. Pour les pneus, la charge de « dégradation ou détérioration du bien d’autrui commise en réunion » est également retenue contre lui. Lorsque les forces de police arrivent, Henri Juni et ses camarades évacuent les lieux sans affrontements après un petit moment de négociation. Marcel Toyon, militant associatif également présent ce jour-là, écope de huit mois de prison pour complicité d’entrave à la circulation d’un véhicule sur une voie publique. 

« Vous trouvez que les émeutes c’est de la politique ? »

Rébellion, outrage, participation à un groupement formé en vue de commettre des violences contre les biens ou les personnes ou encore violences sur agent des forces de l’ordre sont les autres charges qui reviennent régulièrement dans les motifs d’inculpation pour les Kanak participant aux révoltes. « Les peines qui ont été prononcées sont très lourdes au regard de la nature des infractions, estime Marion Declercq, de l’association Urgence Kanaky. Ce sont des prisonniers politiques mais comme ils ne font pas partie des leaders ils ont été invisibilisés. » L’État, et ses magistrats, dans un geste de délégitimation, poursuivent ces personnes pour des infractions de droit commun et dénient tout caractère politique à leurs actions. Ainsi un juge lance, le 13 août 2024, lors d’une audience au tribunal correctionnel de Nouméa à une personne accusée de jets de pierres sur la police : « Vous trouvez que les émeutes c’est de la politique ? Le caillassage, les émeutes, les incendies, ça n’est plus de la politique. » On aimerait lui retourner la question : vous trouvez qu’un soulèvement populaire contre une loi menaçant un processus de décolonisation ce n’est pas de la politique ?

Pierre Onraed et Niel Kadereit

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

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1 Véhicules blindés de la gendarmerie.

2 Lire « L’exil carcéral a toujours été une vieille ficelle de l’Empire colonial », CQFD n°242 (juin 2025)

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Cet article a été publié dans

CQFD n°244 (septembre 2025)

Pour cette rentrée agitée politiquement et socialement, on vous propose un dossier sous le signe de détente (pas tant que ça) : les jeux vidéos. Une industrie bien capitaliste reproduisant toujours les mêmes dominations. Mais certains·es irréductibles luttent pour déconstruire tout ça. Allez, à vos manettes ! Hors dossier, on analyse de la hausse des droits de douane, on prend des nouvelles (pas très bonnes) des indépendantistes Kanaks jugés devant les tribunaux, on donne la parole aux pompiers du Sud, en première ligne face au incendies et on s’intéresse aux violences policières en Belgique.

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Paru dans CQFD n°244 (septembre 2025)
Dans la rubrique Actualités

Par Niel Kadereit, Pierre Onraed
Illustré par Djaber

Mis en ligne le 13.09.2025