Récit d’une manif à la CPAM du Tarn
« Le numérique, ce n’est plus du service public »
Depuis début janvier, l’administration ouvre à chaque usager du système de soins un « Espace numérique de santé » (ENS), qui centralise sur un même serveur ses ordonnances, certificats, résultats d’analyses, dossiers d’hospitalisation, historiques de remboursement, etc. Alors que son devancier, le Dossier médical partagé, n’était fourni qu’aux seuls volontaires, un ENS personnel est créé d’office à tout le monde, sauf opposition expresse. Désormais, c’est donc aux non-consentants qu’il revient de refuser explicitement que les informations les concernant soient ainsi regroupées sur internet. Pour tous les autres, le consentement est réputé automatique, quelles que soient leurs potentielles craintes sur le fait que leurs « données » soient, un jour prochain, mises à disposition de compagnies d’assurance, de banques ou encore de start-up de e-santé qui développent des « applis mobiles » à partir d’analyses algorithmiques.
Au sein des institutions, il n’y a guère que la Défenseure des droits qui s’alarme de ce basculement, elle qui rappelait en mars dernier que dans ses relations avec les différents services publics, « l’usager devrait pouvoir effectivement disposer d’alternatives équivalentes, non hiérarchisées ou priorisées, accessibles et qui n’induisent pas d’inégalité de traitement de la part du service public ». Elle préconisait de laisser à chacun le choix de son mode de communication avec l’administration, sans enfermer d’office tous les usagers dans une relation exclusivement numérique et sans leur faire supporter les dysfonctionnements de l’administration en ligne.
D’autres voix s’élèvent dans la société pour appeler de manière nette au refus de « Mon espace santé » par le plus grand nombre 1. Le collectif Écran total en fait partie, dans la continuité de ses actions régulières depuis plusieurs années contre la numérisation des services publics 2. Le 6 octobre dernier, certains d’entre nous se sont rendus à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) d’Albi (Tarn) pour clamer ce refus, et tenter de le partager avec les employés de la Sécu. Qui ont été bien étonnés, et parfois courroucés, de nous voir débarquer à quarante pour ouvrir une discussion de fond pendant leur temps de travail, non seulement dans le hall public, mais aussi dans les bureaux où la majorité travaille.
« Au moment où l’hôpital public est à terre, la solution proposée pour lutter contre les déserts médicaux est la télémédecine »
Une banderole était déployée au milieu des ordinateurs destinés à l’accueil du public : « Le numérique, ce n’est plus du service public ». Et dans le même temps, notre tract, « Numérique, pompe à fric », était largement distribué aux salariés et usagers présents : « Alors que les services d’urgence ferment les uns après les autres, le gouvernement finance massivement des sociétés informatiques pour déployer l’Espace numérique de santé. Le volet numérique du “Ségur de la santé” représente une manne de 2 milliards d’euros d’argent public destinés à ce type d’entreprises. Au moment où l’hôpital public est à terre, la solution proposée pour lutter contre les déserts médicaux est la télémédecine, les consultations à distance par internet. Jusqu’où allons-nous les laisser se moquer de nous ? »
La plupart des usagères nous firent un accueil chaleureux, ajoutant de nouvelles anecdotes rageantes à celles dont nous étions porteurs et porteuses, sur la volatilisation-privatisation de l’assurance maladie. Les employés, eux, étaient surtout vexés que nous ayons pu entrer, pacifiquement et sans effraction, dans les couloirs de l’institution. Il fallut du temps pour que la tension retombe et qu’il soit possible de parler de l’essentiel : avaient-ils été consultés à propos de la création de « Mon espace santé » ? Avaient-ils conscience qu’il n’existe, dans la société, aucun espace prévu pour parler des enjeux de la numérisation, en mesurer collectivement les conséquences et pouvoir la refuser ? On apprit finalement que plusieurs représentants syndicaux s’étaient prononcés contre cette innovation, en 2021, mais qu’il n’avait pas été tenu compte de leur opinion.
Pour précipiter la fin de notre occupation, le directeur par intérim de la CPAM du Tarn, Émilio Quesada, proposa de recevoir prochainement une délégation de notre collectif. Manière pour lui de nous apprendre à agir « démocratiquement », comme le font « les nombreuses associations qui [lui] demandent des rendez-vous »… Tout en affirmant la légitimité de notre manifestation impromptue, dans ce monde verrouillé de toutes parts, nous avons accepté le rendez-vous proposé.
Le 20 octobre, trois d’entre nous (une travailleuse sociale, une journaliste et un prof de musique) sont retournés à Albi exposer un programme de revendications minimales, pour freiner le déferlement numérique qui liquide le service public de santé : droit d’accès à un parcours de soin sans internet ni smartphone ; mise en place d’une communication largement visible sur le droit d’opposition à la création de l’ENS, via un affichage dans les antennes de la CPAM, un message pour les usagers qui patientent sur le serveur téléphonique ainsi que des courriels adressés aux assurés sociaux. Le directeur s’est mollement engagé à prendre en considération ces exigences. Sans surprise, à ce jour nos revendications ne semblent pas avoir été satisfaites, ni dans le Tarn ni ailleurs.
Lors de cet entretien, la délégation d’Écran total a pu mesurer combien les cadres de la start-up nation sont peu conscients de la différence entre un accueil par des humains et la réception par un écran d’ordinateur. Leur confiance dans la technologie semble les rendre totalement aveugles aux risques de fuite et d’appropriation (sauvage ou légalisée) des informations qui sont stockées sur l’ENS. Des informations éminemment personnelles – sur les maladies contractées, les vaccins, les IVG pratiquées, l’état psychologique, donc indirectement sur le mode de vie et la sexualité – qu’il est pourtant particulièrement légitime de ne pas vouloir centraliser.
1 Pour clôturer son Espace numérique de santé, le plus simple (si la CPAM décroche !) est de téléphoner au 3422 (appel sans surcoût, de 8 h 30 à 17 h 30 du lundi au vendredi) muni de son numéro de Sécurité sociale et du numéro de série de sa carte Vitale.
2 Par exemple la manifestation de janvier 2020 contre la suppression des guichets de gare SNCF. Lire « Des humains plutôt que des machines : usagers et cheminots contestent la numérisation des gares », Reporterre (03/02/2020).
Cet article a été publié dans
CQFD n°215 (décembre 2022)
Dans cet ultime numéro de l’année, un dossier consacré à la déroute des services publics, de l’hôpital à l’Éducation nationale en passant par le Pôle emploi ou les pompiers. Mais aussi : la dissolution du Bloc lorrain, des exilés qui nous racontent le massacre de Melilla cet été, Amazon qui investit la région déindustrialisée des Asturies en Espagne, le gouvernement turc qui persécute les journalistes kurdes, des récits de vie de femmes engagées dans la lutte politique violente ou encore un reportage sur la lutte contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres.
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Paru dans CQFD n°215 (décembre 2022)
Dans la rubrique Le dossier
Illustré par Alex Less
Mis en ligne le 22.12.2022
Dans CQFD n°215 (décembre 2022)