La vie sous silence

Il dit froidement qu’il n’a aucun espoir. Il a vingt ans. L’histoire de Daher est celle de centaines d’homos qui, aujourd’hui, en Egypte, vivent dans l’ombre. Car le régime de Moubarak n’y va pas de main morte. Il persiste, même. Depuis l’affaire du Queen Boat - 52 égyptiens arrêtés dans une discothèque en mai 2001 -, la répression a continué. Systématique. Sournoise. La traque sur internet a été particulièrement efficace. On croit rencontrer un type, on prend rendez-vous et on se retrouve embarqué en enfer : tortures, traitements indignes, insultes, révélation de sa vie privée aux parents, à son employeur… Tous les homos, au Caire, connaissent ces faits. Histoires de vies brisées, gachées, sacrifiées. Au nom d’une morale qui ne s’appuie pas seulement sur la religion mais aussi sur un choix politique de contrôle social.

Daher sait qu’il préfère les garçons depuis longtemps. Scolarisé dans une école catholique, il subit brimades et injures en tout genre. Il est même renvoyé une semaine pour mauvaise conduite. « Catholique ou musulman, ici, on ne parle pas de sexualité. » Alors il se tait. Camoufle, étouffe comme il le peut sa nature. « Depuis les arrestations, il n’y a plus aucun lieu où on peut se rencontrer. Mais ce régime ne nous empêchera pas d’être ce que nous sommes. Jamais… » A l’université, il fait profil bas. S’inquiète pour sa famille. « Elle serait stigmatisée, montrée du doigt, méprisée… » Et puis surtout il s’interdit de rêver d’un ailleurs : « Car si je n’arrive pas à partir de ce pays, que me reste-t-il sinon la mort ? » Partir. C’est aujourd’hui la seule issue. Hamed s’apprête à rejoindre les Pays Bas, où il a trouvé du boulot. Un contrat de cinq ans. La vie sauve, en quelque sorte. Il avait rencontré sur internet un certain monsieur Raoul. « Un mec qui avait l’air bien. Il connaissait l’opéra. Je me suis dit que ça pouvait pas être la police des mœurs. » Arrivé au rendez-vous, pas de Monsieur Raoul mais des flics. Examen médical de « virginité anale » au commissariat. Humiliations qui se répètent. Puis deux mois en taule, avec tous ceux que le régime ne veut pas voir en liberté, les assassins comme les enfants des rues. « J’entendais les bruits de la mort. Car ça fait du bruit, une pendaison. » Il est accusé d’incitation à la débauche, de prostitution… Hamed sera innocenté en appel. A sa sortie, le monde a changé. Il n’a plus de boulot, beaucoup de potes s’éloignent. « La société te voit comme un coupable. » En Egypte, les associations de défense des droits de l’homme ne se sont pas bousculées pour défendre les homos. Trop risqué pour leur image de marque. Et puis, l’affaire du Queen Boat n’est pas terminée. Le verdict a même été aggravé, cette année, devant une juridiction classique cette fois, pour la majorité des accusés. Vingt-et-un ont été condamnés à trois ans de prison ferme. La communauté internationale fait timidement pression. Le parlement européen, dans un communiqué, s’est déclaré inquiet… Un peu seuls, les homos en Egypte ? « J’aurais bien aimé demander l’asile politique, en France. Mais il paraît que c’est difficile, chez vous. » Oui, c’est difficile, chez nous.

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Paru dans CQFD n°2 (juin 2003)
Par Claude et Dominique
Mis en ligne le 05.06.2003