Sommet du G8 à Evian
La police avec nous !
Nous étions assis à l’ombre d’une terrasse de bar, ce 30 mai vers quinze heures, après avoir participé sous un soleil de plomb à la première manif genevoise contre la tenue du G8 à Evian. Nous étions là depuis moins d’un quart d’heure, commentant la marche devant une bière, lorsque tout à coup, avec une soudaineté désarmante, une dizaine d’hommes surgirent sur la terrasse, bousculant chaises et clients. En un instant ils s’abattirent sur nous, sans que nous ayons pu esquisser d’autres gestes que de stupeur. Immédiatement pris en tenaille par plusieurs paires de bras, je fus violemment projeté à terre. Ma tête heurta le trottoir, le poids d’un genou creusant mon dos me maintint au sol, la poitrine écrasée. Au milieu d’un tumulte de tables renversées et de verre brisé, de cris étouffés et d’ordres aboyés, je sentis mes bras rejetés loin derrière mon dos, une paire de menottes se resserrer sur mes poignets, cinglant les os. Dans un même mouvement, plusieurs hommes me soulevèrent, l’un par les bras, l’autre par les pinces, puis un autre encore releva hargneusement mon T-shirt sur ma tête. On me poussa vers une berline restée portes ouvertes au milieu de l’avenue. A peine m’eut-on jeté au fond du véhicule que celui-ci démarra en trombe, sirène hurlante, et traversa Genève à une allure folle. Quelques crissements de pneus plus loin, la voiture s’engouffra dans un parking en sous-sol. Extirpé de la voiture, encadré par trois types dont un soigneusement grimé en émeutier, je fus poussé vers une porte métallique sur laquelle on pouvait lire, imprimé sur un autocollant placé à hauteur de tête : « Stop la violence ». Que nous voulaient ces hommes ? Dans la confusion des premiers instants, j’ai instinctivement pensé à une attaque d’un commando de nervis fascistes. Les menottes tranchant les poignets, les ordres beuglés à mes oreilles et le son mélodieux de la sirène me suggérèrent une autre hypothèse : il s’agissait de flics. Trois heures plus tard, après avoir été isolé, fouillé, photographié et fiché, sans avoir entendu mes droits ni pu les exercer, sans obtenir de réponse claire sur le motif de cette « interpellation », sans aucune information sur mon lieu de détention, le service et la fonction des assaillants, sans même avoir été soumis au moindre interrogatoire ni avoir signé une quelconque déposition, j’étais remis en liberté et « raccompagné en ville ». Manifestement, mon cas ne les intéressait plus. Ils ne retinrent pas plus longtemps H.,une mention spéciale décernée sur la tronche. Le troisième gars assis à nos côtés fut placé en garde à vue prolongée et est poursuivi pour « atteinte à la propriété privée ». Ainsi donc, en Suisse, une bande d’ordures anonymes et bien dressées peut sans sommation vous attaquer en pleine après-midi à la terrasse d’un café, vous brutaliser, vous expédier en un endroit tenu secret, et quelques heures plus tard vous relâcher dans la nature sans même qu’un semblant de procédure ne vienne habiller cet enlèvement suivi de séquestration. Comme si de rien n’était. « Circulez citoyens, vous n’êtes pas les casseurs que nous soupçonnions. »
Y verrait-on une bavure, au prétexte que nous n’étions effectivement pas les « casseurs » suspectés, que l’on se fourvoierait. Quels crimes aurions-nous pu commettre qui puissent justifier en réponse l’emploi de méthodes barbouzardes ? Les jours suivants, les exactions de la police à l’encontre de tout ce qui ressemblait à un manifestant vont se multiplier. Là aussi, ce serait une erreur de parler de « dérapages ». Des témoignages nombreux et accablants [1], qu’on ne lira pas dans la presse, viendront confirmer que ces violences policières n’étaient pas envisagées comme d’ultimes recours dans un climat de relative tension, mais pensées, planifiées et, sans doute, érigées en système. Comme à chacun des contre-sommets, il fut mis en place un plan de gestion lourdement répressif : fichage illégal et clandestin, réactivation des frontières sur des espaces transnationaux, militarisation de l’espace public, suspension de certaines libertés publiques, notamment de circulation et de réunion, sérieuses restrictions des droits et libertés individuelles, interpellations massives, procédures judiciaires scélérates, suréquipement de la police, usage d’armes non réglementaires et, bien sûr, systématisation de la violence policière. Bref, à chaque fois se dessinent les contours d’un État d’exception qui ne dit pas son nom, et qui par contestation entend criminalité. L’instrumentalisation de l’image du « casseur » - nouvelle figure du démon agitée par les médias, les cliques au pouvoir et les réformistes à vue basse - en est l’expression la plus frappante. Il est d’ailleurs significatif que l’une des méthodes policières les plus remarquées ces jours-là dans les rues de Genève fut le recours à l’infiltration et à la provocation. La flicaille helvète, peut-être lassée de quotidiennement serrer le train des sans-papiers, a pris plaisir à s’accoutrer en émeutiers (avec cagoule ou casque de préférence), pour s’infiltrer dans les cortèges, repérer et photographier, exacerber les tensions et, enfin, dans un de ces moments d’extase policière, frapper à coup de matraque ou de barre de fer manifestants, journalistes ou badauds. Ces dispositifs ne peuvent avoir pour seul objet d’empêcher les manifestants les plus enragés de s’en prendre à quelques symboles du capitalisme. Il s’agit aussi d’instiller la peur au sein de toutes les populations réfractaires ou susceptibles de remettre en question de manière plus radicale leurs conditions d’existence. En ce sens, la psychose orchestrée par les médias aux ordres rejoint et relaie la violence organisée par l’Etat. A cette entreprise de terreur et d’intimidation, il faut résister, avec un goût retrouvé pour la transgression. Celles et ceux qui, tout en revendiquant dans la rue pour ne trimer que 37,5 années, scandent en chœur « la police avec nous ! » dans un sordide élan de solidarité, oublient qu’à la première occasion, au premier ordre donné, la police se fera un plaisir de participer, à sa façon, au défilé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°2 (juin 2003)
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Paru dans CQFD n°2 (juin 2003)
Par
Illustré par Lasserpe
Mis en ligne le 05.06.2003
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