Face aux vestiges de la Fraction armée rouge
L’antiterrorisme allemand à deux vitesses
Lingots d’or, liasses de billets, mitraillettes et lance-roquettes en plastique dans un modeste appartement berlinois. L’arrestation de Daniela Klette, le 26 février dernier en Allemagne, est digne d’un roman noir. À 65 ans, cette militante retraitée aux longs cheveux argentés est accusée d’avoir fait partie de la troisième génération de la Rote Armee Fraktion [Fraction armée rouge, ou RAF], un groupe de « guérilla urbaine » [voir encadré]. Malgré son autodissolution en 1998, ses derniers membres en liberté continuent d’inquiéter, encore aujourd’hui, les services de sécurité allemands.
Après plus de 30 ans de clandestinité, elle et ses camarades Burkhard Garweg et Ernst-Volker Staub se sont retrouvé·es pris dans une chasse à l’homme genre années de plomb1, les gros moyens high-tech en plus, notamment la reconnaissance faciale. Alors que les médias offrent une vitrine béate à un antiterrorisme démonstratif (perquisitions, barrages routiers…), auquel la gauche ne réagit que très timidement, les autorités se payent le luxe de négliger la menace bien réelle de la terreur fasciste en Allemagne. Récit d’une fin de cavale pour les annales.
Ce n’est pas une unité d’élite type GIGN qui prend d’assaut le numéro 73 de la Sebastianstraße le soir du 26 février, à Berlin, mais des policiers venus effectuer un simple contrôle d’identité. Après un bref échange, celle qui se présente comme Claudia Ivone referme rapidement la porte de son appartement pour aller chercher ses faux papiers. En quelques secondes, elle prévient son camarade Burkhard Garweg d’un SMS (« Ils m’ont retrouvée »), jette sa carte SIM dans les toilettes et tire la chasse d’eau. Lorsqu’elle revient à ses interlocuteurs, Daniela Klette se fait arrêter, tandis que le plus jeune des fugitifs peut prendre le large. En cavale depuis 1989, Daniela Klette est accusée par le parquet d’avoir participé entre 1999 et 2016 à des braquages ayant servi à alimenter une sorte de caisse de retraite autogérée. Mais les analyses médico-légales réalisées au fil des années auraient révélé son implication dans des activités de guérilla jusqu’en 1993 : assassinats politiques, attentats à la bombe et tirs sur l’ambassade américaine de Bonn. Pour ces faits, Burkhard Garweg, Ernst-Volker Staub et Daniela Klette, présumé·es ex-membres de la RAF, risquent la prison à perpétuité. Les semaines suivant l’arrestation de cette dernière, la police met tout en place pour retrouver les autres fugitifs (avis de recherche, perquisitions dans des colocations et résidences étudiantes), tandis que chars de police, drones et hélicoptères sillonnent la capitale.
Jusqu’à récemment, les flics n’avaient jamais eu de piste probante sur Daniela Klette. Celle-ci menait une vie paisible, participait au Carnaval des cultures de Berlin, fréquentait un club de capoeira, donnait des cours de soutien et entretenait une page Facebook sous pseudo. Erreur fatale : le journaliste d’investigation Michael Colborne a pu l’identifier à partir d’une photo d’elle passée dans le logiciel de reconnaissance faciale Pimeyes. De quoi pousser l’avocat de Klette Lukas Theune à alerter sur la nécessité d’un « journalisme éthique qui ne se fait pas l’auxiliaire du travail de la police », ainsi que sur les dérives de l’usage de l’IA par la police. Cette méthode d’enquête n’a pas non plus échappé à la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser, qui travaille depuis lors à un projet de loi permettant aux enquêteur·ices de l’utiliser largement. Le ministre de la Justice, Marco Buschmann, s’est quant à lui félicité de l’arrestation de Klette : « un signal clair aux terroristes d’aujourd’hui - et à leurs sympathisants2 ». Reste à savoir de quels « terroristes » on parle.
Pour Anja Sommerfeld de la Rote Hilfe1, l’arrestation de Daniela Klette est le résultat de « décennies de persécution » et d’un « besoin de vengeance »2 envers celles et ceux encore perçu·es aujourd’hui par l’État allemand comme l’ennemi numéro un. Alors que le mouvement antifasciste et la gauche radicale sont fortement réprimé·es depuis quelques années (surveillance, arrestations, procès, prison), les démarches judiciaires contre les 674 néonazis actuellement « recherché·es » par l’Allemagne semblent au point mort. Cette obstination à traquer des antifascistes est d’autant plus incompréhensible que les groupes terroristes néonazis pullulent, à l’instar des projets putschistes élaborés dans les années 2010 par le groupe Nordkreuz et les impérialistes Reichsbürger. En 2017, le soldat Franco Albrecht et l’ex-flic Marko Gross planifient des assassinats et un renversement du pouvoir ; ils sont aidés par une cinquantaine de personnes, pour beaucoup policiers et anciens militaires. Dans les années 2000 déjà, une spectaculaire série d’attentats imputés au groupe néonazi Nationalsozialistischer Untergrund [Nazisme Clandestin], un groupe de suprémacistes blancs, avait provoqué la mort d’au moins 10 personnes, avec en sus plusieurs attentats à la bombe. Un scandale avait alors secoué l’Allemagne, lorsque les services de renseignements ont été contraints d’admettre qu’ils auraient détruit « par erreur » une grande partie des dossiers du groupuscule armé.
Daniela Klette a été détenue plusieurs mois dans des conditions des plus rudes : isolation, plaques en métal aux fenêtres, vidéosurveillance 24 heures sur 24. Aujourd’hui, « elle ne reçoit pas toujours les paquets et les lettres qu’on lui envoie, ni les journaux », déplore son avocat. Certain·es sympathisant·es continuent toutefois de montrer leur solidarité. Début mars, plusieurs centaines d’autonomes ont manifesté à Berlin et des rassemblements ont eu lieu devant la prison de Vechta, où elle est incarcérée. Fin avril, des inconnu·es ont incendié la cabane de jardin du directeur de l’entreprise d’armement Rheinmetal Papperger à Hermannsburg. Un groupe de soutien a également publié plus d’une douzaine de lettres d’info. « [Ces signes de solidarité] font que le soleil se lève pour moi »3, remercie Daniela Klette. Elle reste combative et affirme son soutien à celles et ceux qui luttent « contre la guerre à Gaza, pour un monde dans lequel les gens peuvent vivre en liberté, sans exploitation, sans concurrence […] avec le sens de l’entraide et en harmonie avec la nature ».
Pendant que la gauche radicale reste timide dans son soutien à Daniela Klette, les fascistes eux, prennent la confiance : manifestation pour demander l’expulsion d’étrangers ou pour tenter d’empêcher la tenue d’une pride à Bautzen, dans la Saxe. Le parti fasciste Alternative für Deutschland [Alternative pour l’Allemagne] convoite même des parlements régionaux. Et l’État persiste à invoquer la menace de « tous les extrêmes »…
La RAF est née dans le contexte post-1968. La première génération se consacre à la lutte armée pour déstabiliser l’État allemand et attaque des symboles de « l’impérialisme », notamment américain, dans le cadre de la guerre au Vietnam. La deuxième se concentre sur la libération de ses leaders emprisonnés, Ulrike Meinhof, Jan-Carl Raspe, Andreas Baader et Gudrun Ensslin, « suicidés » à la prison de Stammheim en 1976. À partir de 1982, la troisième génération prône des actions internationalistes conjointes avec d’autres groupes armés, dont la dernière en date significative : l’attentat contre la prison de Weiterstadt en 1993, qui cause 63 millions d’euros de dégâts sans faire de victime. La fin du bloc socialiste et la montée des violences fascistes dans les années 1990 mènent à l’autodissolution de la RAF en 1998.
1 Lire le texte de Serge Quadrupanni, « Antiterrorisme : brève histoire d’une technique de gouvernement », CQFD n° 227 (février 2024).
2 Voir « BGH eröffnet zweiten Haftbefehl gegen Daniela Klette », Legal Tribune Online, lto.de (07/03/2024).
3 Voir « BGH eröffnet zweiten Haftbefehl gegen Daniela Klette », Legal Tribune Online, lto.de (07/03/2024).
Cet article a été publié dans
CQFD n°233 (septembre 2024)
Dans ce n° 233 de septembre 2024, on s’intéresse à l’Angleterre et aux émeutes fascistes qui l’ont secoué cet été. On fait aussi un tour au Bangladesh, on interroge les liens entre sport de haut niveau et contrôle du corps des femmes, on suit les luttes des Cordistes et celles des jeunes exilés en recours de Marseille. Mais on se balade aussi à Lourdes avant de rêver d’une île merveilleuse ...
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Paru dans CQFD n°233 (septembre 2024)
Par
Illustré par Philémon Collafarina
Mis en ligne le 12.09.2024
Dans CQFD n°233 (septembre 2024)