Lutte géorgienne contre l’accaparement des terres

Géorgie : les gardiens et gardiennes du Rioni

En Géorgie, les habitant·es de la Racha-Lechkhumi se mobilisent depuis le mois d’octobre contre la construction de deux barrages hydroélectriques qui ravageront une région entière, avec au programme : expropriations, spoliations et destruction de la culture locale et des terres agricoles.
Photo d’Anano Nikabadze

La Racha-Lechkhumi est une région du nord-ouest de la Géorgie, aux abords du massif du Caucase. C’est là que se trouve la vallée du fleuve Rioni, descendant généreusement d’une montagne. Sur les berges, les effluves de la rivière créent une zone de microclimat qui se concentre dans le village de Tvishi. Le sol, riche, y fait office de terreau luxuriant pour la vigne, plante sacrée que l’on trouve dans chaque jardin de la vallée. Un petit paradis vénéré par ses habitants mais menacé par un grand projet particulièrement inutile et nuisible.

1 500 hectares en péril

Poétiquement nommé La Cascade de Namakhvani, le projet cherche à évoquer l’imaginaire d’un paysage naturel, sauvage et intact. En réalité, il consiste en la construction de deux barrages hydroélectriques d’une puissance totale de 400 MW : Zemo Namakhvani (Haute Namakhvani) et Kvemo Namakhvani (Basse Namakhvani). Contrairement à ce que laisse entendre le choix toponymique, le barrage Zemo Namakhvani ne sera pas situé sur le territoire de la bourgade de Namakhvani, mais sur celui du village de Tvishi : « Ils l’ont appelé ainsi pour ne pas mentionner Tvishi, connu pour son microclimat et ses vignes », grince Marita, une « gardienne » de la vallée.

Si les eaux du Rioni éveillent l’intérêt de l’ingénierie énergétique depuis l’époque soviétique, c’est en 2015 que le contrat de construction d’un ouvrage hydroélectrique a été conclu entre le gouvernement géorgien et l’entreprise turque Enka. Au niveau national, il s’agit du plus grand projet hydroélectrique depuis la fin de l’URSS. Il concerne 1 500 hectares du territoire de la vallée du Rioni, voués à une transformation sans retour en arrière possible.

Risques écologiques

Selon diverses études environnementales, l’ensemble du projet aura un impact important sur le milieu naturel et l’héritage culturel local. En premier lieu, la mise en eau du réservoir de 520 hectares1 entraînera l’expropriation de 100 familles. Les eaux engloutiront trois villages, ainsi que des terres agricoles et plusieurs dizaines de monuments historiques et autres sites archéologiques.

Mais ce n’est pas tout. Comportant des risques sismiques non négligeables, le projet pourrait aussi provoquer un changement du microclimat aux effets irrémédiables sur les cultures de vigne. Le déménagement forcé serait donc accompagné d’une disparition de traditions agricoles et vigneronnes uniques. Lesquelles incluent notamment le rare cépage Tsolikauri, à l’ori gine d’un vin blanc sec semi- sucré qui représente la source principale de revenu des habitant·es de Tvishi.

Las : les autorités n’ont pas même daigné respecter le Code d’évaluation environnementale. Avec l’autorisation du ministère de l’Économie, les travaux ont été lancés sur la zone de Kvemo Namakhvani... sans que l’entreprise fournisse le rapport d’impact environnemental concernant Zemo Namakhvani. En principe indispensable à l’émission du permis de construire, ce rapport aurait pourtant dû être fourni pour chacun des deux barrages prévus par le projet. « Complètement absurde », soupire Marita.

Lutte intergénérationnelle

Sur le site de Kvemo Namakhvani, le chantier de construction a été interrompu dès son lancement : des habitant·es sont venu·es l’occuper. Depuis le 24 octobre dernier, ces « gardien·nes » de la vallée font vivre la lutte au quotidien. Membres d’une même famille, voisins et voisines... « Le plus jeune a 10 ans, le plus âgé, 75 ans », explique Marita en souriant.

Aux habitant·es mobilisé·es se sont greffé·es différents collectifs, associations écologiques et personnes venues de toute la Géorgie. Depuis leur exil, des émigré·es géorgien·nes envoient des vidéos de soutien. « Même les Abkhazes2 nous contactent  ! », s’enthousiasme Maka, une autre gardienne de la vallée.

Déterminée à fédérer les luttes locales, Marita commente : « On est en contact avec les Kistes3 et des habitants de Haute-Svaténie, avec qui on cherche à mettre en place une coordination des luttes. »

De nombreuses manifestations ont eu lieu à Namakhvani, un des villages concernés par le projet, mais aussi à Tbilissi, la capitale, et à Koutaïssi, grande ville de l’ouest de la Géorgie. Dans cette dernière, une manifestation le 14 mars a rassemblé plusieurs milliers de personnes. Les revendications ? Limpides : que le gouvernement rompe le contrat avec Enka. Et que celle-ci quitte définitivement la vallée du Rioni.

Spoliation organisée

L’opacité régnait autour du contrat conclu entre le gouvernement et l’entreprise jusqu’à ce que le média régional en ligne Ifactimereti publie le précieux document que le pouvoir essayait de dissimuler. Ce qu’il révèle : sous couvert d’autonomie énergétique et de « développement durable », le gouvernement géorgien cherche à spolier le bien commun naturel en collaboration avec un investisseur étranger.

En 2003, l’arrivée du gouvernement néolibéral et anti-socialiste de Mikheil Saakashvili avait posé les bases d’un impérialisme économique débridé. À la tête du pays depuis 2012, le parti du Rêve géorgien a allègrement emprunté la même voix. Ce que confirment les termes du contrat avec Enka.

C’est en effet bien avant l’obtention du permis de construire que le gouvernement a signé le contrat avec l’entreprise turque, lui confiant l’exploitation de la centrale hydroélectrique pour une durée de 99 ans. Il s’agit même de bien plus qu’une simple concession, car l’État géorgien bradait dans le même temps les ressources naturelles au profit d’Enka. Ainsi, en 2019, 325 hectares de terres forestières ou non agricoles sont devenues la propriété de l’entreprise pour 121 lari (30 euros !). À cela s’ajoute l’exploitation de 283 hectares de terre pendant 99 ans pour 16 lari (4 euros) annuels4. Au total, ce sont plus de 600 hectares de terre qui seront mis au service de l’exploitation hydroélectrique.

Les habitant·es ne sont pas dupes. Ainsi de Maka, qui garde en tête les combats de sa mère, une des premières à s’élever contre les différents projets de barrage dans la vallée, qui ne datent pas d’hier. Si elle luttait au départ pour des considérations purement écologiques, elle s’est aperçue au fil du temps que la défense des terres relevait aussi d’une autre urgence politique : « Ma lutte est devenue celle de la réappropriation des terres  ! »

Aux propositions de rachats des terres et habitations, « misérables » selon elle, Marita n’a aussi donné aucune suite, expliquant que les indemnités proposées « ne prennent pas en compte le bouleversement des modes de vie ». Pas question de réduire ses terres à une simple somme d’argent.

Contre l’impérialisme économique

Le pire : l’accès illimité des envahisseurs aux ressources naturelles s’étend jusqu’aux eaux. Outre le fleuve Rioni et ses affluents, l’entreprise aura le droit de puiser dans la rivière Tskhenistkali, sans aucune contrepartie financière.

Pour la population géorgienne, l’intérêt du deal est difficile à cerner. L’autonomie énergétique ? Même pas : la société exploitante n’aura plus aucune obligation de vente de l’électricité sur le territoire géorgien après quinze ans d’exploitation5.

C’est notamment en ce sens que la lutte a acquis une dimension anti-impérialiste. Marita et ses camarades appellent ainsi à un engagement basé sur la responsabilité de tous : « Les rapports de forces sont déséquilibrés, mais notre action ne s’épuisera pas tant qu’on puisera dans ce sentiment de responsabilité. Les gens ne regardent pas ce projet comme une construction technique, mais comme un accaparement de ce qui fait leur vie. »

La colère monte, donc. Et elle ne semble pas prête de se calmer. Depuis la manifestation du 14 mars, les personnes mobilisées contre le projet demandent notamment la démission de la ministre de l’Économie, Natia Turnava. Et une nouvelle manifestation d’ampleur est prévue dans la capitale. En attendant, les gardien·nes restent debout toutes les nuits, ne cessant de veiller sur la vallée du Rioni.

Mariam Shengelia & Pierre Bonnevalle

Nous remercions Anano Nikabadze, membre du collectif de soutien des gardien·nes de la vallée, pour son aide.


1 D’après les informations communiquées par l’entreprise.

2 Minorité vivant dans une région séparatiste, soutenue par la Russie, suite à la guerre d’Abkhazie (1992-1993).

3 Minorité ethnique et religieuse géorgienne.

4 D’après les informations divulguées par l’association Green Alternative et relayées par divers médias géorgiens.

5 Les habitant·es craignent d’ailleurs une hausse du prix de l’électricité.

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Paru dans CQFD n°197 (avril 2021)
Par Mariam Shengelia & Pierre Bonnevalle
Mis en ligne le 19.04.2021