Dossier : Libérons les terres
France : Le sel de la terre accaparée
À l’heure même où ce clinquant numéro de CQFD sort des presses (juin 2015), les sinistres actionnaires du groupe Bolloré sortent de leur assemblée générale annuelle et des milliers de paysans sortent d’une série d’occupations de plantations en Afrique de l’Ouest. C’est que le fleuron entrepreneurial français possède plus de 100 000 hectares de plantations industrielles sur le continent. Rien qu’au Cameroun, 6 000 paysans ont vu 40 000 hectares de leurs terres accaparées par les appétits fonciers de Bolloré. Révoltes villageoises, blocages des plantations, et aujourd’hui occupations, jalonnent depuis deux ans un rude combat mené par ces paysans expropriés. Mais cette lutte n’est que la face émergée d’un phénomène qui s’est généralisé depuis la crise financière de 2008 : l’accaparement des terres agricoles des pays du Sud par des groupes financiers et certains pays (Qatar, Émirats arabes) à des fins spéculatives.
Artificialisation des terres
Plus discret et plus complexe, en France, l’accaparement des terres se manifeste sous de multiples visages. En 30 ans, les surfaces urbaines ont augmenté de plus de 40 %, avalant des kilomètres de terres agricoles pour toujours plus de zones pavillonnaires sordides et autres « zones d’activités ». Cette bétonisation généralisée est partie pour s’amplifier dans les années à venir. Dans leur projet de réforme territoriale, les socialistes ont voté l’an dernier la « loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles », dite loi Mapam. Il s’agit entre autres de créer par décret des métropoles de plus de 400 000 habitants, futurs porte-avions de la croissance. Nos campagnes ne seront plus à terme que des espaces récréatifs pour urbains en mal de nature ou des zones de production industrielle au service de villes-monstres.
Méga-fermes
L’industrialisation de l’agriculture a également mené à la concentration des terres aux mains des plus gros exploitants. La libéralisation du marché conduit à une terrible équation : face à la compétitivité mondiale et à la baisse des prix, il faut produire plus de volume. Les exploitations agricoles nécessitent donc de plus en plus de terres et de technologies, détruisant nombre de petites fermes. 60 % des exploitations françaises de moins de 20 hectares ont ainsi disparu en trente ans, et désormais, la moitié des terres cultivées en France sont aux mains de 10 % des exploitants.
Et visiblement, les politiques publiques n’y changeront rien. À l’échelle européenne, la Politique agricole commune (PAC), réformée l’an dernier, continue à rémunérer les agriculteurs moins pour la qualité de leurs produits qu’en fonction du nombre d’hectares qu’ils possèdent, les poussant à l’agrandissement permanent. La PAC a également mis fin cette année aux quotas laitiers mis en place en 1984 pour diminuer les excédents de production. Seul le marché mondial régulera désormais le prix du lait, et seul celui qui produira en masse et à bas prix s’en sortira gagnant. Dans l’Ouest, les gros éleveurs ont déjà investi dans des outils de traite plus performants, se sont procurés des races de vaches plus productrices et ont surtout étendu leur surface agricole pour remporter ce nouveau front de la guerre économique.
Foncier verrouillé
En France, si le ministère de l’Agriculture clame haut et fort vouloir hisser notre pays au titre de champion de l’agro-écologie, la loi pour l’avenir agricole votée à l’automne dernier ne bouscule en rien les verrous de l’accès au foncier. Les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) continuent à être des organismes parapublics opaques qui participent à la concentration des terres aux mains des plus gros propriétaires. En 2013, la Cour des comptes accusait même les Safer d’avoir « perdu de vue les missions d’intérêt général dont elles étaient investies », c’est-à-dire l’installation de jeunes. En 2012, sur les 88 000 hectares rétrocédés par la Safer, seulement 2 700 concernaient la première installation de jeunes agriculteurs... Alors qu’en dix ans, un quart des agriculteurs a disparu en France, les démarches pour l’installation demeurent un véritable parcours du combattant pour tout jeune paysan. Les différentes étapes et structures (Chambre d’agriculture, commission départementale d’orientation agricole, mutuelle sociale agricole...) liées à l’installation agricole restent aux mains de la FNSEA, le syndicat productiviste majoritaire. Face à ces embûches, aujourd’hui, seul un tiers des installations arrive à bénéficier d’aides publiques.
Accaparements en meute
Dernière trouvaille dans l’arsenal des politiques publiques, la « compensation collective agricole », inscrite dans la loi d’avenir agricole, prendra effet en 2016. Tous les projets d’aménagement « susceptibles d’avoir des conséquences négatives importantes sur l’économie agricole » devront comprendre « des mesures de compensation collective visant à consolider l’économie agricole du territoire ». Au vu des premières expérimentations en cours, la FNSEA, aux manettes de ce dispositif, a pour ambition d’en faire un nouvel outil de concentration des terres.
Ainsi, dans le cadre du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la Chambre d’agriculture de Loire-Atlantique a-t-elle défini avec Vinci un futur « fonds de compensation économique agricole » de 3 millions d’euros qui pourrait soutenir à terme la culture d’agrocarburants et des acquisitions de terres. En Île-de-France, une mesure de compensation collective agricole s’est entre autres traduite par un vaste engagement d’achats de produits oléagineux auprès de Diester, filiale agrocarburants en mauvaise santé financière de Sofiprotéol, groupe agro-industriel dirigé par Xavier Beulin, président de la FNSEA…
Petit lait chinois
Les investissements étrangers dans le foncier agricole se multiplient également. Ces trois dernières années, des investisseurs chinois ont mis la main sur une centaine de domaines bordelais. Un fonds de pension belge a déjà racheté des centaines d’hectares dans le nord de la France. En Bretagne, Synutra, géant de la nutrition infantile en Chine, fait actuellement construire à Carhaix une énorme usine de transformation de lait. À partir de 2016, 700 éleveurs livreront un million de litres à Synutra qui l’exportera en poudre de lait pour les nourrissons de la classe moyenne chinoise.
Face à cette hydre de l’accaparement spéculatif, de nombreuses luttes paysannes, syndicales ou autonomes, souvent discrètes mais jamais découragées, ambitionnent de remettre en question la propriété privée de la terre ou de se réapproprier la production alimentaire. Ces luttes sont de moins en moins cloisonnées à la profession agricole et peut rassembler autant des jeunes paysans sans terre que des ruraux excédés par la bétonisation de leur territoire. Un terreau de résistances riches en imaginaires fertiles pour défricher de nouveaux rapports collectifs à la terre et s’émanciper d’un modèle agricole productiviste définitivement à bout de souffle.
Cet article a été publié dans
CQFD n°133 (juin 2015)
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Paru dans CQFD n°133 (juin 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 23.08.2015
Dans CQFD n°133 (juin 2015)
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