Gaz de schiste
Frack off !
« Keep the frogs in and the frackers out ! », « Don’t frack our forest ! », « Football, not fracking ! », « Farming, not fracking ! », des écriteaux faits maison se balancent aux clôtures des champs sous un étonnant soleil de novembre sur la route en direction de Sligo, dans le comté de Leitrim, « le plus vert du pays » – façon de suggérer qu’il pleut habituellement ici encore plus qu’ailleurs en Irlande. La traduction de ces slogans : « Ne fracturez pas notre forêt ! », « Le football, d’accord, la fracturation, non ! », « Gardons les grenouilles, pas les fractureurs ! », « Les fermiers oui, les fractureurs, non ! », peut laisser perplexe le touriste lambda… Ce qui saute aux yeux, pourtant, c’est qu’il s’agit d’une revendication suffisamment populaire pour fédérer les amateurs de football et les observateurs de batraciens…
À Cootehall, dans le comté de Roscommon, je rends visite à Leah Doherty, une militante contre les « frackers ». Autour d’une tasse de thé, elle entame l’histoire de l’exploitation du gaz de schiste dans ce « bassin carbonifère du nord-ouest », comme le nomment les géologues, et qui concerne le sous-sol des comtés de Leitrim, Roscommon, Sligo, Cavan et Fermanagh (ce dernier fait partie de la province britannique de l’Ulster). Au cœur de tous les mécontentements il y a la « fracturation hydraulique2 », ce procédé qui doit permettre d’atteindre et d’exploiter le gaz naturel retenu à grande profondeur dans certains schistes des bassins sédimentaires. On peut fortement supposer que l’environnement et tout le secteur agricole pâtiront de la fracturation, sans parler des crapauds et grenouilles qui habitent les zones humides et les marais du plus vert comté de l’île. L’Irlande, réputée pour la qualité de sa viande et de son lait, « n’a rien à gagner à devenir un terrain vague industriel », affirme Leah. « Je n’avais jamais entendu parler de ça avant, explique Leah. Mais après la projection du film documentaire Gasland de Josh Fox par une petite association de cinéma mobile de Leitrim il y a deux ans, on est restés discuter et c’est là qu’on s’est aperçus que c’était justement pour ce genre de procédés que le gouvernement venait d’octroyer des licences d’exploitation dans la région. » L’association dont parle Leah est animée par l’acteur Donal O’Kelly, dont le public français se souvient peut-être pour sa trogne d’Irlandais de carte postale et son interprétation hilarante dans le film de Stephen Frears The Van en 1996. Il vit dans la région et, dès la première heure, il a voulu prévenir ses concitoyens des dangers du « fracking ».
Après des recherches d’informations sur la fracturation, dont elle souligne la violence et l’irréversibilité, elle découvre que le parti au pouvoir, le Fianna Fáil (centre droit) avait, dès le 26 mars 2010, ouvert la porte aux compagnies disposées à exploiter les ressources en gaz de schiste de l’île (bassins carbonifères de Clare et du nord-ouest), avec le soutien des écologistes du Green Party. Trois entreprises ont obtenu des licences : l’australienne Tamboran Resources possède le droit d’exploiter une surface d’environ 1 000 km2 dans le nord-ouest ; la Lough Allen Natural Gas Company environ 470 km2 et, la dernière en date, Enegi Oil PLC, basée à Londres, a reçu une licence pour exploiter le bassin de Clare, plus au sud, sur 500 km2 dans les comtés de Kerry, Limerick et Clare.
À partir de ces recherches, le petit groupe de six femmes auquel participe Leah, va lancer une pétition et organiser des réunions d’information qui, très rapidement, attirent des gens de tout le nord-ouest. « Ce qui a été passionnant depuis le début, dit Leah, c’est que c’est la “communauté” entière qui se retrouvait : des gens de toutes origines sociales, des médecins, des fermiers, même des gens du nouveau parti au pouvoir3. »
La « communauté » (« community »), sans toutefois idéaliser sa cohérence sociale, est un autre des mots clefs de cette histoire. Corroborant l’impression qu’avaient donnée tous ces panneaux « home-made » sur le bord de la route, Leah assure que cette campagne fait la quasi-unanimité dans la région. Pourtant, le taux de chômage élevé n’inciterait-il pas les gens de régions aussi isolées et peu peuplées que Leitrim ou Roscommon à croire en la propagande des grosses firmes ? Ainsi Tamboran affirme que le « fracking pourrait créer 600 emplois à plein temps et assurer jusqu’à 40 ans d’indépendance énergétique pour l’Irlande ». « Ceux qui sont pour le fracking, commente Leah, sont, soit ceux qui ne se sont pas encore vraiment informés et qui une fois qu’on parle avec eux changent d’avis ; soit ceux qui ont un intérêt financier quelconque dans l’implantation des compagnies d’exploitation, c’est-à-dire des propriétaires fonciers qui pensent louer par exemple des logements aux futurs ouvriers…4 » Mick, un ami de Leah, est moins optimiste : « Les grosses entreprises ont les moyens financiers de diviser les gens. »
Ces réunions ont permis la constitution de groupes locaux qui se sont fédérés à leur tour dans l’association Nofrackingireland et qui comprend des groupes de soutien jusqu’à Galway et Dublin. Leurs actions sont diverses et d’une manière générale tendent à inclure les enfants et les personnes âgées, comme par exemple lors de ce « family day » à Carrick-on-Shannon, le 29 septembre 2012, où 150 militants, réunis dans un esprit bon enfant et convivial, furent confrontés à un dispositif policier complètement disproportionné (troupes anti-émeutes, zodiaques sur le fleuve Shannon, caméras et physionomistes à tous les coins de rues…). Ceci fait dire à Brian Treacy, un Dublinois d’une soixantaine d’années, vieux camarade de Donal O’Kelly : « Ce sont juste des gens qui se préoccupent de l’avenir de leur pays et de leurs enfants… Alors quand je vois qu’on leur envoie les gardai5, ça me fait penser que le gouvernement a choisi son camp. »
Depuis, les licences définitives aux entreprises semblent soumises à un moratoire. Le ministre Pat Rabbitte, malgré son enthousiasme pour les perspectives économiques qu’apporterait l’exploitation du gaz de schiste, vient de confirmer qu’aucune décision ne serait prise avant la livraison d’un rapport commissionné par le ministère, soit dans six mois. Malgré ces gages donnés par le gouvernement concernant la sécurité sanitaire, Leah sait qu’il faut rester vigilant. « Dernièrement, dit-elle, le gouvernement de ce pays a pris l’habitude de ne pas écouter ses habitants. Il est plus attentif à ce que veulent les grandes compagnies, comme nous l’ont démontré la crise bancaire et l’effondrement immobilier de ces dernières années… »
La tenue du prochain sommet du G8 qui a lieu lieu en Irlande du Nord les 17 et 18 juin prochains est l’occasion de nouvelles mobilisations dans le cadre de la campagne Ban Fracking (Bannissons la fracturation) ! Il y est, en effet, question du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), un accord proposé par le Canada et les États-Unis qui pourrait, s’il était ratifié par l’Europe, permettre aux grandes entreprises de poursuivre leur plans mortifères en passant outre la préoccupation environnementale. Selon Brian, la temporisation n’augure rien d’enthousiasmant : « On pourrait se féliciter de cet arrêt apparent… Mais moi, je ne suis pas tranquille : dans le combat des grosses multinationales contre des petites communautés, ça n’est jamais bon signe quand ça devient calme… »
1 "Pendant ce temps là... Quelque part à Leitrim..." Le trèfle noir, ici, est en référence à Shell qui est toujours d’actualité dans le Comté de Mayo. Il est revendiqué maintenant aussi par les opposants au "fracking".
2 Pour l’atteindre le gaz emprisonné dans la roche, il faut la fracturer à grande pression en propulsant dans le sous-sol de gigantesques quantités d’eau et de sable mélangées à certains additifs chimiques. Ce procédé peut entrainer la contamination des nappes phréatiques et par conséquent de la flore et la faune.
3 Le Fine Gael (démocrate chrétien) depuis les élections de février 2011. ndlr.
4 Le communiqué a été diffusé par PR360 (Public Relation Dublin), une entreprise de communication dont le directeur, Dan Pender, a auparavant travaillé pour le ministère des Transports, puis celui de l’Environnement irlandais.
5 Policiers – ndlr.
Cet article a été publié dans
CQFD n°112 (Juin 2013)
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Paru dans CQFD n°112 (Juin 2013)
Par
Illustré par Nolwenn Alba
Mis en ligne le 19.07.2013