Au-delà de la plainte

Face aux agressions sexuelles, un féminisme sans flics

Comment se passer de la police pour réclamer justice à la suite d’un viol ? Complexe, la question traverse une frange du mouvement féministe, dont les revendications sont souvent récupérées par des politiques sécuritaires. Des écrits d’un collectif de femmes étasunien au récit intime de Zoé, la parole est à celles qui désertent les commissariats.
Par Junie Briffaz

« Vous êtes féministe, devenez gendarme ». C’est le slogan d’une campagne de recrutement lancée en 2021 par Marlène Schiappa, alors ministre déléguée en charge de la Citoyenneté. Rien d’étonnant de la part de celle que le collectif Matsuda dénonce comme étant une des « cheffes de file française du féminisme carcéral ». Ce féminisme défend l’alourdissement des peines de prison pour les violeurs et promeut des lois sécuritaires en la matière. Opposé à ces politiques répressives, le collectif se fait le relais – exemples à l’appui – d’une autre vision des choses dans leur anthologie autoéditée Abolir la police (2021).

Dans un des articles, la militante Mariame Kaba revient sur l’histoire des Santa Cruz Women Against Rape (Femmes de Santa Cruz contre le viol). Dans les années 1970, critiquant la mauvaise prise en charge de ces agressions par la police et les tribunaux, celles-ci avaient monté des centres populaires de soutien aux victimes de viols, qu’elles n’encourageaient pas franchement à pousser la porte des commissariats.

En 1977, dans une « Lettre ouverte au mouvement contre le viol1 », elles expriment leurs préoccupations face à la naissance d’organisations qui, tout en se disant « apolitiques », encouragent les femmes à signaler les viols à la police dans le but de « vider la rue des violeurs ». Mariame Kaba décrit comment ces organisations, arrosées de financements publics, évitaient soigneusement la critique des institutions, niant les autres modes d’action tels que les manifestations. En ce sens, oui, la rue s’est vidée. Mais le nombre de viols, lui, n’a pas diminué. Quant aux victimes de violences qui ne voulaient pas porter plainte, elles ont été fortement stigmatisées.

L’histoire de Zoé

Porter plainte ou non : les raisons de ce choix, multiples et légitimes, sont propres à chacune. Reste que la seconde option charrie son lot de questions. Que faire d’autre ? Par quoi remplacer le recours à la police quand on ne se sent pas en sécurité avec elle, qu’elle refuse notre plainte, ou qu’on y est opposée pour raisons politiques ? Comment répondre au besoin de reconnaissance des victimes ? L’idée de justice transformative, venue des États-Unis et notamment relayée en France par la chercheuse Gwenola Ricordeau2, ouvre des pistes. L’intention ? S’intéresser moins aux crimes qu’aux conditions sociales qui les ont rendu possibles ; accompagner la victime mais aussi l’auteur et l’ensemble des personnes qui les entourent.

« J’ai pu poser des mots sur ce que j’avais vécu : un viol avec violences »

Zoé*, militante et travailleuse sociale au sein d’une association accompagnant des victimes de violences conjugales ou sexuelles à Marseille, s’est inspirée de ce courant. Elle-même victime d’un viol conjugal, elle a demandé il y a quelques années la mise en place d’une médiation victime/auteur avec son ex-compagnon. Elle raconte : « En 2016, je vivais à Lyon et je traînais avec une équipe de musiciens dont mon ex, Vincent. J’ai eu une aventure avec quelqu’un d’autre. Je le lui ai dit et il l’a très mal pris. Il m’a forcée à avoir un rapport sexuel et m’a étranglée. J’ai eu la sensation qu’il voulait m’anéantir. » Elle déménage à Marseille, mais ce qu’elle a subi reste douloureux : « Je trimballais de la colère et la peur de le croiser. Je repensais à mon départ de Lyon avec un fort sentiment d’injustice. En 2019, j’ai suivi une formation au Planning familial et j’ai pu poser des mots sur ce que j’avais vécu : un viol avec violences. »

Zoé se renseigne sur le cadre juridique mais comprend vite que, sans preuves et vu le temps écoulé, une plainte n’aurait pas beaucoup de chances d’aboutir. En France, 70 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite3. Elle poursuit : « De toute façon, qu’est-ce qu’il aurait appris en prison ? Ça n’avait aucun sens pour moi. »

Mobiliser l’entourage

Zoé ne baisse pas les bras pour autant : « J’avais un désir de justice et besoin que nos amis communs s’impliquent. » En 2020, elle en contacte certains. « Avec les mecs, ça a été le catalogue des réponses à la con : c’est votre histoire personnelle ; comment je peux savoir si c’est vrai, j’ai pas sa version ; je le connais, il n’est pas capable de faire ça. Alors j’ai appelé des meufs qui ont été à l’écoute et le problème a commencé à être pris en charge collectivement. »

Fatiguée de devoir répéter son récit, Zoé décide de l’écrire. Tandis que son texte circule, se pose la question de le faire lire à Vincent. C’est à ce moment-là que Samuel, un ami commun, s’implique. « Petit à petit, j’ai pensé faire une médiation, raconte Zoé. J’ai demandé à Samuel de la prendre en charge, il a accepté et Vincent a bien voulu y participer. »

Samuel et Zoé se mettent au travail. La médiation, qui a duré deux heures, a nécessité deux mois de préparation. « On a rencontré une médiatrice familiale qui nous a donné quelques conseils sur le cadre, mais c’était freestyle. J’avais besoin que les choses soient très précises. On a écrit un texte, Vincent et moi, avant la médiation, dans lequel on décrivait nos attentes. Avec Samuel, on a réfléchi à la disposition de l’espace. Il a fallu penser à une multitude de détails. » La médiation a finalement lieu en mai 2021 à Lyon : « Je préférais que ça se passe dans un lieu déjà négativement chargé. J’ai demandé à ce que mon partenaire soit présent. Vincent, lui, a préféré venir seul. »

Par Junie Briffaz
« Accorder moins ­d’importance à ce qu’il pouvait penser »

Zoé poursuit : « J’avais préparé ce que je voulais dire à mon ex. Je voulais lui expliquer ce que ce viol m’avait fait. Je voulais savoir s’il avait de la compassion pour ce qui m’était arrivé, comment il expliquait son acte. Je voulais l’inciter à se mettre au travail. Dans les faits, j’ai pu poser toutes mes questions, mais lui n’a pas dit grand-chose. Il était très flou par rapport au viol. Il parlait peu, disait “je sais pas”, il “se souvenait plus”. C’était très déstabilisant pour moi parce qu’un an avant la médiation, il m’avait avoué qu’il avait très honte de cet acte. » Zoé, déçue sur le coup, assure que les bénéfices de cette confrontation se sont fait sentir avec le temps. « J’ai réalisé qu’aucun accord n’était possible, alors qu’avant je me disais “il va me comprendre et me rejoindre”, ça m’a permis d’accorder moins d’importance à ce qu’il pouvait penser. »

La médiation a aussi permis de poser des actes concrets : « On a décidé que, pendant un an, si je voulais me rendre à Lyon et participer à un événement où il était susceptible d’aller, Vincent se retirerait. C’était important pour moi qu’on reconnaisse qu’après l’acte qu’il avait commis, il perdait son droit d’aller où il voulait comme bon lui semblait. Au bout d’un an, j’ai décidé de faire sauter cette restriction parce que je n’avais plus envie qu’il y ait un régime spécial entre nous. »

« Qu’est-ce qu’on fait, collectivement, de cette violence ? »

Si Zoé a décidé de se passer de la police et de la justice, hors de question pour elle de jeter la pierre à celles qui ressentent la nécessité de déposer plainte après une agression : « Qu’une meuf ait besoin du judiciaire et qu’une autre préfère crever des pneus de voitures, ça me va. Tous les modes d’action sont légitimes. » Mais elle insiste sur la nécessité de s’emparer collectivement du problème : « On est entourées d’auteurs et de victimes de violences. Si on veut avancer sur la question, il faut admettre le fait que la violence est inhérente à toute société. Plutôt que la question : qu’est-ce qu’on fait des auteurs, celle qui m’intéresse, c’est : qu’est-ce qu’on fait, collectivement, de cette violence ? Là-dedans, les hommes doivent accepter leurs responsabilités et prendre ouvertement position. »

Avec Samuel, elle planche actuellement sur le récit de cette expérience, à paraître bientôt4. « On écrit une brochure parce qu’on veut que ça puisse donner des outils à des personnes qui voudraient s’en saisir. En réalité, il faudrait réinventer des outils pour chaque situation. Mais c’est un début. »

Pauline Laplace

*Tous les prénoms ont été modifiés.

Par Junie Briffaz

1 « An Open Letter to the Anti-Rape Movement », Second Wave n°1.

2 Lire Pour elles toutes – Femmes contre la prison, Lux, 2019.

3 Selon le collectif Nous toutes et les chiffres du ministère de l’Intérieur (2018).

4 Si vous souhaitez être informé de sa parution, vous pouvez écrire à justiceovale@riseup.net.

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CQFD n°217 (février 2023)

Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !

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