Putain de chronique #14

Et surtout : joyeuses fêtes !

Yzé Voluptée est travailleuse du sexe. Escort, réalisatrice et performeuse porno-féministe, elle chronique dans ces colonnes son quotidien, ses réflexions et ses coups de gueule. La réalité d’Yzé n’est pas celle des personnes exploitées par les réseaux de traite ou contraintes par d’autres à se prostituer. Son activité est pour elle autant un moyen de subsistance qu’un choix politique.
Par Nijelle B.

Bella contient mal son corps qui tremble. Le froid n’aide pas. La nuit dernière, alors qu’elle venait de monter dans la voiture d’un client pour trouver un endroit tranquille, ils croisent une bagnole de flics. Sans chercher à comprendre, le conducteur démarre en trombe. Après une course-poursuite de plus de deux heures qui s’achève sur le périph’, le client finit par abandonner son véhicule pour s’enfuir à travers champs. Bella, terrifiée, sous le choc, est emmenée au poste pour un interrogatoire : un flic l’accuse de s’être débarrassée de substances compromettantes par la fenêtre. Elle ne faisait qu’appeler à l’aide. 24 heures après, la voilà de retour sur le trottoir. Elle ne peut pas se permettre de ne pas travailler.

Samia quant à elle, estime avoir eu beaucoup de chance. Malgré la porte branlante de son appartement et son verrou défaillant, son ex-client, amoureux transi et éconduit, n’a jamais réussi à pénétrer chez elle. Ça ne l’a pas empêché de débarquer à n’importe quelle heure du jour et de la nuit pendant un an et demi, en poussant des cris de chien battu et en la traitant de traînée. Elle n’ose plus croiser le regard de ses voisins.

Archi, lui, a pu déménager. Après l’agression, il n’avait plus le cœur à habiter cet appartement. Désormais, il ne reçoit plus à son domicile. Il a beaucoup moins de clients depuis qu’ils doivent payer l’hôtel.

Valérie y pense pourtant, à recevoir chez elle. Mais elle vit seule avec sa fille de trois ans, et elle a vraiment trop peur de dévoiler sa véritable adresse.

Paola et Vicky avaient trouvé une super combine : en échange de l’appart’ de Vicky quelques heures par semaine, Paola contribuait aux charges. Vicky pouvait poursuivre ses études à Paris, et elles en profitaient pour se voir plus souvent. Jusqu’à cette lettre anonyme dans la boîte aux lettres, dont l’auteur menaçait de porter plainte. Paola ne travaille plus chez son amie, et elle angoisse chaque jour qui passe que celle-ci reçoive une convocation pour proxénétisme.

Mélanie, de son côté, espérait pouvoir compter sur sa généraliste pour le suivi de ses infections sexuellement transmissibles. Les couloirs de l’hôpital ça l’angoisse terriblement, alors si elle pouvait, comme tout le monde, avoir une ordonnance et faire ses analyses dans le laboratoire de son quartier, elle gagnerait un temps précieux. Après lui avoir fait la morale concernant les « risques ­inconsidérés liés à la prostitution », la médecin accepte de lui faire une prescription.

Question leçons de morale, Emma en a bavé. Un jour, elle en a eu assez de se cacher, et elle a décidé de faire son coming out. Sa sœur a refusé de lui parler pendant plus de six mois. Une de ses copines a coupé les ponts. Une autre a refusé qu’elle continue à s’occuper de sa fille, dont Emma était la marraine. Elle y réfléchit à deux fois maintenant avant de dire la vérité.

À moins que vous n’ayez des travailleur·ses du sexe (TDS) dans votre entourage, ces violences-là passent la plupart du temps inaperçues.

Certaines sont plus difficiles à silencier. Comme l’assassinat de Vanessa Campos, abattue par balle en août 2016. Celui de Jessyca Sarmiento, fauchée par une voiture en 2020 1 Depuis avril 2021, cinq de mes collègues ont perdu la vie2. La dernière en date s’appelle Saba : elle est morte il y a quelques semaines à peine, le 11 novembre, rouée de coups en plein Paris.

La crise sanitaire nous a plongé·es dans une précarité encore plus grande. Sans compter les conséquences de la loi de 2016, dite de « pénalisation des clients », qui, au contraire de nous protéger, nous a rendu·es encore plus vulnérables : parce qu’ils risquent désormais 1 500 euros d’amende, beaucoup de clients ont eu peur, et ceux qui restent ont bien compris que le pouvoir de négociation était désormais entre leurs mains, qu’il s’agisse d’imposer des pratiques à risques ou de faire baisser les tarifs. De plus, ils n’ont que l’embarras du choix : l’offre a explosé, nous sommes des centaines sur les sites d’escortes. Le cyber-harcèlement est devenu une des nouvelles armes de terreur : planqué derrière un écran, il est facile de faire chanter un·e TDS en menaçant de révéler publiquement son activité.

Pour celles et ceux qui bossent en rue, la situation est encore plus rude : la multiplication des arrêtés municipaux leur imposent d’officier de plus en plus loin des centres-villes. Les agressions sont devenues banales, avec un niveau de violence rarement observé jusque-là : vols et agressions armées, viols, tentatives de meurtres. Et évidemment, les flics ne sont pas en reste : ils s’en donnent à cœur joie. Harcèlement, insultes racistes, arrachages de perruques. Sans oublier les amendes, souvent plusieurs dans la même journée.

Mais qui s’émeut du sort des putes ? Qui était avec nous le 17 décembre3 ? Précaires, trans, sans papiers, psychiatrisé·es ou toxicos, nos mauvaises vies ne valent pas grand-chose et nos deuils ne sont recensés que par nous-mêmes. La majorité des gens préfèrent nous juger, pendant que tout le monde se branle honteusement devant du porno mainstream.

En vous souhaitant de joyeuses fêtes.

Yzé Voluptée

1 Bien que le procès ait abouti à une condamnation pour homicide involontaire, toutes les personnes présentes attestent qu’il s’agissait d’un règlement de compte.

2 Selon le décompte du programme de lutte contre les violences faites aux travailleur·ses du sexe Jasmine.

3 Journée de lutte contre les violences faites aux TDS décrétée en 2003 en hommage à la cinquantaine de victimes d’un tueur en série, dont la majorité étaient TDS (affaire de Green River, États-Unis, 2001). Une des dates emblématiques des luttes de putes, l’occasion de se rassembler et d’être visibles.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°216 (janvier 2023)

Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !

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Paru dans CQFD n°216 (janvier 2023)
Dans la rubrique Putain de chronique

Par Yzé Voluptée
Illustré par Nijelle Botainne

Mis en ligne le 03.02.2023